Citations sur Les cèdres de Beau-jardin (18)
A l'aube d'un matin brumeux d'automne, le travail de Miriam commença. Elle crut d'abord que c'était le rauque appel des corbeaux qui l'avait réveillée. Puis quelque chose se tordit, roula dans son ventre tendu et elle se mit à crier. Fanny vint en courant et Eugene envoya Blaise chercher le médecin. C'était commencé. A mesure que le soleil ayant crevé le brouillard escaladait le ciel, la douleur monta avec lui. Elle venait en spirales ascendantes puis se brisait. Les spirales montaient de plus en plus vite, de plus en plus serrées. A la descente, le rythme ralentissait, elle apercevait des bandes jaunes de soleil sur le plafond et son propre bras faiblement étendu sur le drap. Puis la douleur montait de nouveau et le monde entier se réduisait au creux de son ventre dans lequel la bataille se déroulait. A la retombée de la vague, elle se vit telle qu'on la voyait : une pauvre chose honteuse - non, avant tout, elle ne devait pas perdre sa dignité, ses cris ne devaient pas résonner à travers toute la maison ni franchir la fenêtre. Elle fourra son poing dans la bouche - je ne hurlerai pas, je ne hurlerai pas, je ne hurlerai pas. Je vais tenir.
_ Faites ce qui est attendu de vous et je ne vous toucherai plus jamais. Je vous en fais serment. Comprenez-vous ?
_ Oui.
_ Ne vous inquiétez pas. Je ne vous désire même plus.
Un instant ils attendirent comme s'ils ignoraient ce qui allait venir ensuite. Puis Eugène dit :
__ Je suis navré, désolé, vraiment.
_ Nous sommes liés ensemble dans une telle fausseté. Ligotés.
Elle ouvrit les paumes en un geste d'impuissance et de désespoir.
_ A tout jamais, vous en rendez-vous compte ?
- Toute sa vie a été un désastre parce qu’elle n'était pas bonne au seul emploi pour lequel vous autres hommes nous jugez bonnes : celui d’un objet décoratif. Je ne sais comment cela se fait, mais un homme peut être gras, chauve ou avoir des dents de lapin, cela importe peu. Mais qu’une femme soit seulement un peu disgracieuse, et elle est mise au rebut. Que dieu la prenne en pitié, si jamais elle n’est pas mariée ! Elle n’aura plus qu’a ravaler sa honte.
- Qu’elle chance j’ai ! s’écria leur mère, après les larmes et les éclats de rire. Ma pauvre maman a perdu huit de ses onze enfants et moi seulement deux sur sept !
— Je ne crois pas qu’il en soit lui-même très sûr. C’est toujours notre David, égal à lui-même, vous savez. Gabriel sourit…
— … déjà prêt à repartir en guerre !
— En guerre !
— Oui, contre l’esclavage salarial, qui ne vaut guère mieux, m’a-t-il dit, que l’esclavage des nègres. Les hommes se vendent à la journée et rien de plus. Il est donc décidé à se battre là contre, désormais.
— Se battre, mais comment ? Ferdinand n’en revenait pas.
— Bah, ce n’est pas se battre exactement. Il veut lutter pour l’augmentation des salaires qui sont, il faut le reconnaître, scandaleusement bas par endroits. Et puis les conditions d’hygiène dans les logements des pauvres, le manque de sécurité dans les usines, le travail des enfants, toute une liste d’abus et de malversations auxquels il compte s’attaquer…
Et le domaine, réagissant au labeur de la famille, avait produit de quoi la nourrir. Elle avait désormais le sentiment de lui devoir quelque chose en retour.
— Toute sa vie a été un désastre parce qu’elle n’était pas bonne au seul emploi pour lequel vous autres hommes nous jugez bonnes : celui d’un objet décoratif. Je ne sais comment cela se fait, mais un homme peut être gras, chauve ou avoir des dents de lapin, cela importe peu. Mais qu’une femme soit seulement un peu disgracieuse, et elle est mise au rebut.
Au-dehors, le printemps comme toujours jaillissait de la terre. La lointaine ligne des forêts était couronnée d’une verdure moussue, et à mi-distance, le tulipier qui projetait son ombre sur le tumulus indien où reposait Eugene se couvrait de calices soyeux et roses. Le printemps ne se souciait nullement des douleurs ou des peines des hommes non plus que des sombres injustices de leurs guerres.
Tout est calme. On a emporté les blessés vers l’arrière. Le sol est jonché de morts, ou de vivants qui se taisent. Les morts sont libres, pense Gabriel. Ils n’ont plus à craindre le retour du matin.
Tous, nous sommes liés en une chaîne dont les chaînons interdépendants finissent par former une espèce de réseau enchevêtré qui n’a ni fin ni commencement,elle à moi et moi à Eugene ; moi à Andre et Andre à Marie-Claire ; et Marie-Claire…