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Critique de Lucilou


Pourquoi donc avoir titré ce roman "Manon Lescaut" bon sang? Certes, je conçois que "Manon Lescaut et le Chevalier des Grieux" ne sonne pas très bien et un peu long... mais "Manon Lescaut", sérieusement? Et le chevalier, on en parle du chevalier? Lui aussi, qui n'a déjà pas grand chose à gagner dans cette histoire -le pauvre- mériterait de voir son nom passer à la postérité... Parce qu'il est tellement plus que ce que l'on croit.

J'avais découvert "Manon Lescaut" étudiante. La pauvre était perdue dans les méandres d'un corpus littéraire du XVIII°siècle (pas mon favori!) et, écrasée par la marquise de Merteuil et Madame de la Pommeraye, elle n'eut ni le temps ni l'occasion de se faire une place enviable dans mon petit panthéon personnel. Néanmoins, ce roman me marqua tout de même et de manière insidieuse puisque je me suis surprise souvent à y repenser et pis encore, à vouloir le relire.

Ce qui est devenu l'ouvrage incontournable de l'Abbé Prévost, celui qui lui permit d'entrer dans le club très fermé des "classiques" n'était au départ qu'un récit un peu anecdotique inclus dans "Les Mémoires et Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du tome", oeuvre fleuve de six volumes narrant par le menu la vie et les aventures d'un marquis de Renoncour, fort sympathique au demeurant; un récit enchâssé dans un autre, bien à la mode du siècle des Lumières. Et puis, face à l'engouement des lecteurs pour la triste (voire déplorable, voire pitoyable) aventure de la belle Manon et de son amoureux transi, l'histoire a pris son indépendance pour être éditée seule et elle a ainsi conquis des générations de lecteurs (dont Offenbach!) qui soupirent à la lecture de cette tragique idylle. D'aucuns la rapprochent parfois de "Roméo et Juliette", ce qui ne manque jamais de m'étonner pour ne pas dire de me faire sortir de mes gonds. D'une part, il ne suffit pas à une histoire d'amour de virer à la tragédie pour devenir aussi shakespearienne, option véronaise. D'autre part, une histoire d'amour n'a pas besoin de se réclamer du grand Will pour être belle et tragique, elle peut (et doit) l'être à sa manière et c'est bien aussi. Mais brisons la pour revenir à nos deux tourtereaux, sauce Prévost donc.

Le narrateur du roman -le fameux Renoncour- rencontre un jour lors d'un voyage un cortège bien surprenant: des filles de mauvaises vies que l'on mène aux galères et de là en Amérique. Parmi elles, une jeune femme à la beauté émouvante et pleine de grâce, quelques gens d'arme un peu brutaux voire complètement mal dégrossis et enfin un pâle et beau jeune homme qui fleure bon la petite aristocratie, dévorant des yeux avec un air mourant la mystérieuse beauté bien gardée. Intrigué, le marquis convainc l'homme de lui raconter son histoire. Celui dont on apprend qu'il se nomme le Chevalier des Grieux entreprend alors de remonter le temps et de conter comment, fils de bonne famille, il perdit tout -ou presque- pour l'amour de la belle Manon, celle qui se donnait au plus offrant; comment aussi il revint toujours vers elle malgré les trahisons, sa famille, l'honneur et les blessures d'amour et d'orgueil.
L'histoire se déploie alors sous nos yeux, dans une langue précise et élégante, dénuée de toute préciosité ou de cette recherche du pittoresque chère aux Lumières, de ses prémices à sa fin, sous le climat des colonies.

Lors de ma première lecture, j'avais été -je m'en souviens bien- extrêmement agacée par la mièvrerie et la candeur (qui confine quand même à la bêtise, soyons honnête!) du Chevalier des Grieux. J'aurais voulu le secouer comme prunier, lui faire ouvrir les yeux. Quant à Manon, je ne comprenais pas la fascination qu'elle pouvait bien exercer sur le chevalier ni pourquoi tant de lecteurs se pâmaient pour elle. Qu'elle fut belle, je n'en doutais pas... mais pour le reste... L'abbé ne me semblait pas l'avoir spécialement gâtée: on la voit fort peu et la plupart du temps, ses partitions ne sont guère que des variations autour de la fausse ingénue, la séductrice un peu femme-enfant. Enfin quoi? Quand on connaît "La Dame aux Camélias" ou même "Nana"... Manon, ce n'est pas la panacée. C'est à se demander pourquoi je souhaitais tant relire ce roman... et à vrai dire, je ne sais toujours pas pourquoi je voulais m'y replonger, même si je ne le regrette pas étant donné que la deuxième lecture fut plus concluante que la première.

Bien sûr que le chevalier est un peu niais, tant il est transi d'amour, mais que n'est-il pas prêt à faire par amour? Non, je ne parle pas de ses grands sacrifices qui réjouissent mon coeur de romantique, je parle du reste. Oui, il est prêt à tout donner et à tout perdre, mais il se révèle surtout capable du pire. Son innocence même est la porte ouverte à tous les vices, du vol à la manipulation en passant par le meurtre, vices dans lesquels il semble se complaire... Et cet amour si obsessionnel qu'il en devient malsain, effrayant? le chevalier n'est pas vraiment, pas seulement plutôt, ce jeune premier un peu fade et complètement mièvre. Il est bien complexe que cela, et sa part sombre est d'autant plus fascinante qu'elle n'est pas clairement exprimée. Quant à Manon, on la voit si peu qu'elle revêt les attributs d'un fantasme. Une héroïne racontée uniquement à travers le regard de son amant est une héroïne forcement incomplète et donc forcément attirante. Si seulement on avait eu l'histoire de son point de vue à elle... ou de celui de son frère... On serait moins frustré mais moins fasciné aussi... le discours de des Grieux nous met en posture d'attente. Voilà ce qui rend la belle Manon si fameuse!
Quant à l'histoire... Bien sûr que c'est une histoire d'amour, mais bien plus complexe que prévu, bien plus intéressante aussi.

Ainsi, je découvre avec ma deuxième lecture des richesses et une complexité que je ne soupçonnais pas dans "Manon Lescaut" et l'Abbé Prévost de bon écrivain devient génie de la narration, ce qui semble logique quand on sait ce que fut son existence -mouvementée, et c'est bien peu de le dire- et la force de son intellect.
Il me semble à présent que je n'aurais de cesse de chercher, voire de rêver, une Manon et un chevalier racontés par elle-même... Je peux toujours rêver à ce que Prévost aurait imaginé et croyez-moi, cela occupe déjà mon esprit plus qu'il ne le faudrait.

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