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Critique de Charybde2


Le 4ème tome, point de bascule de l'ensemble et explosion du "point aveugle" de l'homosexualité.

Publié chez Gallimard également en deux volumes, en 1921 et 1922, le quatrième tome de "La Recherche", "Sodome et Gomorrhe", est aussi le dernier à avoir été publié du vivant de Proust, et donc le dernier auquel il ait pu consacrer les relectures fiévreuses lui ayant jusqu'alors toujours permis de maintenir la cohérence globale de son incroyable enchevêtrement chronologique.

Il s'agit sans doute du tome "central" de l'oeuvre, à la fois par sa position en "ligne de crête" entre la jeunesse et la vieillesse (il n'y a guère d' "âge adulte", en réalité, dans les 2 500 pages du roman), et par l'explosion (normalement inattendue du lecteur, même si elle a été fort soigneusement préparée par l'auteur) d'un grand "point aveugle" du roman, déterminant pour la lecture et pour le destin de nombreux protagonistes, à savoir l'homosexualité masculine ("Sodome") et féminine ("Gomorrhe").

La scène initiale du volume, sans doute l'une des plus célèbres de toute la Recherche, est très atypique, puisque terriblement « dans le vif du sujet », et sans fioritures, incluant le fameux parallèle avec le « vol du bourdon » : le narrateur est témoin oculaire – et ignoré - de l'un des secrets jusqu'alors les mieux gardés (en théorie) de Charlus, à savoir son homosexualité et sa recherche plutôt agressive de « rencontres » (même si le narrateur « âgé », depuis le bout de la Recherche d'où il écrit, avait bien entendu laissé nombre d'indices plus ou moins directs au lecteur), donnant l'occasion au narrateur d'un exposé décapant sur le statut social de l'homosexualité masculine en ce début de vingtième siècle. Fidèle néanmoins à sa manière désormais familière au lecteur de laisser le moins possible un élément de narration servir une seule cause, l'auteur poursuit l'un de ses tissages les plus chers, celui qui questionne sans relâche les apparences, et plante avec détermination certaines banderilles essentielles pour les deux tomes qui suivront.

« Dès le début de cette scène une révolution, pour mes yeux dessillés, s'était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s'il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que je n'avais pas compris, je n'avais pas vu. le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de chacun l'accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu'ils ignoraient sa présence. La bonté, la fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pas découvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait pas d'abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore l'avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu'ici je m'étais trouvé en face de M. de Charlus de la même façon qu'un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n'a pas remarqué la taille alourdie, s'obstine, tandis qu'elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander indiscrètement : « Qu'avez-vous donc ? » Mais que quelqu'un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C'est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. »

Cette dernière phrase, à l'échelle de l'ensemble de la Recherche, est particulièrement terrible, et contient presque tout le volume suivant, « La prisonnière », en gestation.

L'auteur, à la lumière de son violent et bref (24 pages) chapitre introductif, se permet ensuite, en un premier chapitre de 90 pages, une relecture de la présence de Charlus dans le monde, proposant au passage un décodage différent de l'univers Guermantes, à un moment où, de plus, l'affaire Dreyfus étend son ombre et ses clivages sur la France comme sur les salons. Dans un jeu à nouveau ironique, machiavélique, confinant déjà au tragique, voire au pathétique, qui s'emparera par la suite du baron, le narrateur nous donne à voir un tout nouveau Charlus, réitérant par exemple l'un de ses « numéros » passés, amplifiés, auprès de Marcel, sans savoir que celui-ci « sait ». Signe aussi que l'on est en train de passer la ligne de partage des eaux de la « Recherche », et que l'on glisse désormais, dans cette chronologie brouillée et parfois bien incertaine, qui, grâce au talent de l'auteur, reste de bout en bout réjouissante, la rencontre du narrateur avec un Swann malade, épuisé et prématurément vieilli, arrive comme un choc feutré, alors même que parallèlement les nouvelles « situations » d'Odette et de Gilberte sont en train de prendre leur essor (comme cela nous avait déjà été annoncé, à mots couverts, dès « Un amour de Swann »).

Le deuxième chapitre et le troisième chapitre, et leurs 250 pages à eux seuls, comptent parmi les plus denses en "événements" de toute la Recherche : avec le deuxième séjour à Balbec, surviennent ensemble la véritable naissance de "l'amour" (les guillemets me semblent ici indispensables) du narrateur pour Albertine, le début de l'asservissement amoureux et de la glissade sociale de Charlus, l'extraordinaire "zoom" sur le salon Verdurin "deuxième époque", loin des balbutiements des débuts, encore largement grotesque, mais préparant son envol, tout en jouant, comme à l'accoutumée désormais, avec la "résolution" de points posés il y a deux voire trois volumes (les Cambremer et les Legrandin, par exemple), et en préparant attentivement les cataclysmes des deux tomes suivants.

Surtout, la mécanique fatale au narrateur est désormais enclenchée, et semble d'ores et déjà impossible à arrêter : instruit par sa découverte de la nature de Charlus, le narrateur (dans son obsession inavouée, bien entendu) déchiffre désormais le monde à cette aune, et voit donc partout le lesbianisme rôdant autour d'Albertine, s'imaginant tour à tour des "choses" qui n'existent pas, et en ratant d'autres, presque évidentes pour le lecteur grâce à la duplicité du narrateur "âgé", qui intervient plus que jamais, pour annoncer, à la manière d'un Tirésias, les inexorables malheurs à venir.

Dans un sursaut de lucidité ou d'intelligence prémonitoire vis-à-vis de lui-même, c'est vers la fin de ce troisième chapitre que le narrateur semble tenter de rompre avec Albertine, apportant peut-être ainsi le salut à long terme. Las, le lapidaire chapitre final de "Sodome et Gomorrhe" (14 pages) voit un revirement brutal, dans un quasi-réflexe sur lequel le narrateur ironise vis-à-vis de lui-même, entre les lignes, tant apparaît reptilienne cette volonté de s'emparer "pour de bon" de quelqu'un qui semble devoir nous échapper - et l'on se doit d'ajouter, "surtout au profit d'autres femmes". Et ainsi Marcel clôt le tome en annonçant à sa mère sa ferme intention de se marier avec Albertine.
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