AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Charybde2


Tome 6, avec certaines péripéties énormes parfois préservées du spoiler permanent sur Proust.

Publié en 1925, le 6ème tome de la « Recherche », et le deuxième à être publié de manière posthume, souffre quelque peu par endroits, il faut le reconnaître, de l'absence des frénétiques relectures finales dont l'auteur avait le secret, et dont on mesure à cette occasion à quel point elles étaient nécessaires pour maintenir la cohérence de l'ensemble, et tout particulièrement la cohérence chronologique de cet édifice si subtil, si enchevêtré, et parfois si fragile… du coup, le lecteur pourra sourire, le cas échéant, des quelques murakami-harukieries qui se glissent cette fois dans la narration proustienne, et qui infestent également modérément « le temps retrouvé » (personnages redonnant la même information à la même personne à quelques dizaines de pages d'intervalle, événements réputés avoir eu lieu à deux moments distincts,… sans que ces incohérences mineures puissent être imputées à quelque maladie dégénérative ayant saisi tel ou tel protagoniste…) – « La prisonnière », bloc très homogène et presque monolithique à l'échelle de la « Recherche », en était de ce fait préservée, semble-t-il.

XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
ATTENTION : si « À la recherche du temps perdu » n'est pas à proprement parler un roman à suspense, il n'en reste pas moins que les paragraphes suivants, à propos de ce sixième tome, contiennent, massivement, ce qu'il est convenu d'appeler des… SPOILERS !!! Vous voilà prévenu : si vous voulez bénéficier d'une lecture « vierge » du roman, passez maintenant votre chemin et n'allez pas plus loin.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

Après le départ brutal d'Albertine à la fin du tome précédent, le lecteur peut s'imaginer un instant, et l'auteur lui fournit habilement quelques raisons de le penser, que la narration va entamer un nouveau cycle d'allers-retours et de volte-faces amoureuses dont Swann d'abord, Saint-Loup un peu ensuite (avant que les révélations de « Sodome et Gomorrhe » n'aient là aussi quelque peu changé le regard du lecteur sur le personnage), et le narrateur lui-même enfin et surtout, nous avaient fourni les modèles précoces.

Racine, abondamment cité dans ce premier chapitre de plus de 100 pages, résonne étrangement dans le chassé-croisé de lettres, de télégrammes et de quiproquos qui, durant quelques jours, introduisent des accents d'authentique tragédie, dont la magnitude va se révéler avec le coup de théâtre, soigneusement orchestré comme tel, avec la part d'incrédulité et de déni qui y est attachée, que constitue la mort accidentelle d'Albertine, par cette providentielle – du point de vue de la narration et de l'épiphanie qui va désormais pouvoir se construire, finalement – chute de cheval : le cours des choses est désormais irrémédiablement changé, et le narrateur va longuement s'interroger sur ce caractère irrémédiable, précisément – tout en plongeant, montrant ainsi au lecteur que les voies de la « guérison » sont décidément bien curieuses, et que Marcel est décidément, encore ici, bien aveugle à lui-même, dans une enquête rétrospective détaillée sur les moeurs et les tromperies, réelles ou supposées, d'Albertine, donnant à lire l'écho puissant des pages de « La prisonnière », mais aussi de celles, plus anciennes, de "Sodome et Gomorrhe", voire de "À l'ombre des jeunes filles en fleurs". Et les réactions de Marcel aux informations issues de cette enquête aiguillent d'ailleurs le lecteur, par indices, vers une toute autre « Recherche », qui pourrait être entièrement écrite à partir des innombrables silences, omissions, palinodies et non-dits du narrateur, tout au long de l'oeuvre, semant le doute sur bien des passages apparemment anodins des cinq premiers tomes, alors que l'on approche maintenant du terme de la quête : la relecture (du passé) invitant à la relecture (de l'oeuvre), en somme.

« J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre moi, le mystère de tout être, tout pays, que l'imagination nous a fait paraître différents, et de pousser chacune de nos joies profondes vers sa propre destruction, je ne l'avais pu sans influer à mon tour sur la vie d'Albertine. »

Le chapitre II, avec ses 50 pages, est « déjà », nimbé d'un cynisme ne disant pas son nom, et malgré les dénégations du narrateur, celui du deuil et du retour à la normale, plus rapide que le lecteur ne s'y attendait sans doute, et contenant déjà les germes des aveux d'égoïsme et d'égotisme (Stendhal semble largement de retour dans ce tome, après le balzacien « Sodome et Gomorrhe » et le - au fond - très hugolien « La prisonnière ») qui foisonneront dans « le temps retrouvé ». Retour au monde, et considérations plus urgentes qu'auparavant, semble-t-il, sur la nécessité de l'écriture (mais sans que les « moyens » d'échapper à la procrastination ne veuillent encore se révéler…),

« Mais pour d'autres amis, je me disais que, si l'état de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrire, pour avoir encore par là accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur coeur. Je me disais cela, parce que les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus m'effrayait, et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi l'attention, peut-être d'exciter l'admiration, de mes amis, jusqu'au jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me consolait ; je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, solitaire, qu'eux ne pouvaient me donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, mais en écrivant loin d'eux ; et que, si je commençais à écrire, pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et la situation que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde, mais dans la littérature. »

Et ce n'est évidemment pas par hasard que, parallèlement au processus de deuil et d'oubli (rapide !) d'Albertine dans lequel est lancé le narrateur, le récit détaillé de la bonne fortune mondaine d'Odette et de Gilberte après la mort de Swann survient au même moment de la narration, la cruauté, l'ingratitude et « l'ironie du sort » n'étant jamais nommées, mais extrêmement présentes.

Les deux courts chapitres finaux de ce sixième tome (de 25 et 28 pages respectivement) préparent et annoncent largement, fût-ce encore à phrases couvertes, les révélations et l'aboutissement à venir : le séjour à Venise, si souvent évoqué depuis l'origine et Combray, permet à la fois de réajuster au moment « présent » la dichotomie nom / pays qui structurait la vision de l'imagination chez Marcel, ancrée jusqu'alors presque exclusivement dans sa double confrontation à Balbec, d'effacer « finalement » Albertine, et de récapituler les fondations d'une esthétique « neuve » qui va bientôt pouvoir s'épanouir, tandis que le voyage de retour avec sa mère permet à Marcel de clore symboliquement sa jeunesse - la mort de sa grand-mère lui ayant déjà fourni la fin de l'enfance, en apprenant d'elle certaines pièces familiales manquantes d'une part, et le mariage de Gilberte avec Saint-Loup, clôture d'un passé par excellence, d'autre part.

Tout est prêt pour l'épiphanie.
Commenter  J’apprécie          100



Ont apprécié cette critique (6)voir plus




{* *}