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Critique de berni_29


Je poursuis mon voyage en terre proustienne, continuant de me frayer un chemin dans la Recherche. Longtemps j'ai tourné autour de ce texte comme le bourdon attendu par l'orchidée. Ou bien c'était peut-être l'inverse, c'était ce texte qui se métamorphisait brusquement avec coquetterie en bourdon providentiel et venait me polliniser.
Je ne vais pas tourner autour du pot, ceux qui connaissent Proust savent à quel passage j'emprunte cette délicieuse métaphore pour en faire mon miel. Je la dois à cet acte fondateur qui ouvre le bal de ce quatrième opus d'À la Recherche du temps perdu, la fameuse scène de séduction entre le baron de Charlus et le giletier Jupin dans sa boutique, sous l'oeil attentif et médusé du narrateur. Ce passage est un bijou littéraire à lui seul. Devenant voyeur dans l'oeil du narrateur je n'ai pas perdu une miette, prenant une leçon d'initiation à la vie... Comme lui, j'avais le sentiment qu'il se passait ici quelque chose de beau et de grand, je me suis demandé alors si l'auteur à travers le yeux du narrateur qui décidément lui ressemblait de plus en plus, ne cherchait pas à jouer avec le lecteur que j'étais.
Dire qu'ici Marcel Proust enfin se lâche serait un doux euphémisme, quoique les aficionados du grand maître vous diront qu'il le faisait déjà depuis longtemps mais à mots peut-être couverts, depuis le début de cette oeuvre.
Sodome et Gomorrhe, ce sont deux versants de l'homosexualité, deux versants inversés, invertis, l'un Sodome porté par un certain M. de Charlus depuis la cour de l'hôtel Guermantes et l'autre Gomorrhe par Albertine, fleurissant sur une plage de Balbec avec ses tendres amies. Entre ces deux pans qui tiennent la symétrie du roman, il y a simplement le théâtre du monde et le mouvement qui déplace les lignes, enroule les horloges, défait le temps. C'est la chronique satirique et mondaine, c'est le snobisme, c'est l'Affaire Dreyfus en filigrane, c'est le temps des mères profanées, c'est l'amour bien sûr, peut-être aussi son désespoir, forcément la jalousie et tout ceci tient dans un style éblouissant, emberlificoté et inimitable. Jamais texte n'aura mieux mérité le qualificatif de kaléidoscope.
Il y a ici une esthétique du désir, sociale et philosophique. Est-ce l'audace de ce récit qui lui donne tant de rythme et de mouvement ? J'en aurai eu presque le tournis jusqu'à la fin, tant j'ai voyagé ici, en train, en voiture, à travers les lieux, les personnages et les intermittences du coeur : chez la Princesse de Guermantes, chez les Verdurin, à Balbec ... Parfois un aéroplane traverse le ciel, disparaissant aussitôt de l'autre côté du paysage, j'ai alors cru entrevoir le soir se perdant dans les yeux mouillés de l'écrivain... Convoquant la mémoire des sensations dans cette quête des souvenirs, Sodome et Gomorrhe est un voyage spatial, temporel et esthétique...
Je ne résumerai pas ce quatrième tome à ce seul personnage à la richesse inépuisable, mais parmi la galerie de portraits savoureux qui s'y déploient, le baron de Charlus tient ici le haut du pavé. D'ailleurs n'est-il pas ce personnage qui évolue entre masculinité et féminité ?
Grotesque au premier abord, narcissique, souvent méchant, il m'avait profondément agacé à cause justement de cette méchanceté ridicule et excessive lors du précédent tome, le côté de Guermantes. Ici il m'a tout simplement ému. Ne sachant jamais où se poser, il est émouvant, mouvant dans un clair-obscur instable qui permet de saisir sa complexité mais aussi son humanité. En lui se combat des forces tectoniques incroyables, des pulsions antagonistes, des tensions extrêmes qui le déchirent. Guignol sublime, être monstrueux, mais portant toutes les facettes de la profondeur humaine, il est un théâtre à lui tout seul, il est un personnage shakespearien, il est une diva.
De manière paradoxale, je l'ai préféré au personnage d'Albertine parce qu'il est en proie à une terrible solitude, parce qu'il est un être mal-aimé, parce que peut-être n'est-il pas fait pour le grand amour, alors tout ceci en fait forcément à mes yeux un être qui souffre cruellement dans cette tragédie de ne pas être aimé.
Il y a ici chez le baron de Charlus de la cruauté, de la souffrance, il y a le malentendu éternel des mal aimés. Alors forcément, vous comprenez...
Mais revenant à l'idée que Proust avait peut-être cherché à écrire un plaidoyer pour l'homosexualité, je me suis alors demandé quelles étaient les intentions de l'auteur dans la construction d'un tel personnage, qui aux yeux de certains pourrait être perçu comme une caricature ? C'était comme si Proust cherchait à régler des comptes avec lui-même, avec l'image de son homosexualité qu'il acceptait peut-être mal ou plutôt parce qu'il souffrait de la perception du regard des autres ? Évoquant le rejet des « invertis », - c'est le mot usité par Proust, celui de l'époque, évoquant l'Affaire Dreyfus, l'homosexualité, tout comme la judéité, ne sont des problèmes pour le narrateur qu'à cause des sarcasmes et des propos discriminatoires qu'elles suscitent.
Alors brusquement aux yeux du narrateur qui s'éclairent dans ce parcours initiatique, tout devient Sodome.
S'agissant de Gomorrhe, quelques jeunes filles en fleurs et amies autour du corps aimé d'Albertine deviennent alors une tout autre évidence...
Entre les deux versants, c'est le souvenir cruel de la mort de lla grand-mère du narrateur, déjà évoquée dans le précédent volume, mais qui refait surface ici, surgissant dans une chambre d'hôtel à Balbec, Est-ce à l'âge adulte qu'on est prêt à renoncer à jamais à ses dernières illusions ou du moins accepter de ne plus faire semblant d'être encore un enfant ? C'est le douloureux sentiment qui nous étreint, la conscience aiguë de savoir que l'on a perdu à jamais ceux que l'on aimait, qu'ils ne reviendront plus et que la mémoire résonnera désormais comme un chagrin. Jamais à mes yeux la prose de Proust n'aura été aussi poignante.
J'effleure les dernières pages du livre. C'est comme une porte qui se referme peut-être à jamais sur les battements d'un coeur disloqué. Qui donc alors m'offrira le sésame qui la rouvrira ?
Sodome et Gomorrhe est peut-être tout simplement un beau et grand roman sur l'amour.
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