AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Creisifiction



Qu'est-ce qui aurait permis au Narrateur de s'affranchir de la tyrannie du temps ? Et qu'est-ce qui de lui-même, s'étant jadis écoulé en pure perte, eût pu à nouveau être trouvé par lui, ou plutôt retrouvé en lui ?

Arrivé au faîte de l'édifice monumental, voilà bien des questions dont le lecteur pourrait espérer avoir une réponse définitive - voire plus, et comme dans ces contes des Mille et Une Nuits si chers au Narrateur, y trouver peut-être le Sésame permettant d'atteindre ces réservoirs dissimulés derrière les parois rugueuses de notre conscience, dans lesquels notre mémoire aurait précieusement conservé une part importante de nos trésors enfouis...

Mais si ces attentes seraient après tout légitimes, il ne faudrait surtout pas se tromper de fiction..!!!

Il serait vain, en effet, de s'attendre ici à l'établissement de rapports de causalité simples entre l'écoulement du temps et le travail de la mémoire ; aussi vain que de demander à un savant de nous représenter une courbure d'espace-temps à l'aide d'une surface plane!

Ce serait bien plus à l'image de ces motifs en apparence indépendants les uns des autres s'étant succédé à l'intérieur d'une même composition symphonique et qui, réunis dans un dernier mouvement par le génie musical de l'artiste, dévoilant enfin leur tessiture commune, créeront un harmonie nouvelle et sublime entre eux, que les différentes époques et temporalités traversées par La Recherche devraient être abordées en son tout dernier volet.

En les entrecroisant et en les juxtaposant, en imbriquant les uns dans les autres les tempos discordants, jusque-là cloisonnés à l'intérieur d'une même partition subjective, son Narrateur aura le sentiment de pouvoir enfin abolir (provisoirement?) le gouffre qui avait séparé ses différents «moi», leur incommunicabilité et leur discontinuité, chacun resté associé séparément à des images et à des moments particuliers de son passé, et de cesser par la même occasion de vivre le passage du temps comme un écoulement à perte, dans un flux de sensations qui, au moment même où on les éprouve, sont le plus souvent impossibles à apparier et à rassembler sous des contours précis, et encore moins à être conservées par notre conscience – et dont sa solitude, en tant que refuge idéalisé, son éternelle procrastination, ainsi que certains des «noms» gravés en lui depuis son enfance à Combray, forgés à partir de ses premières expériences sensorielles du monde environnant, constitueraient pour lui les seuls boucliers susceptibles d'y faire face.

Et comme il en va aussi de la musique qu'on écoute, c'est en faisant taire en lui ce que l'intelligence et les habitudes assèchent de notre expérience la plus intime, celle-là même dont on ne peut donner aucune preuve «matérielle», qu'il pourra s'extirper du joug tyrannique d'une temporalité horizontale et linéaire, celle qu'une mémoire à vocation «uniformisée», bravement volontaire, essaie de classer pour nous en un «avant» et en un «après», générant une sorte de catalogue «rétrospectif» et consultable à la demande.
Grâce à l'intervention d'une temporalité "hors-cadastre", générée par la mémoire involontaire (et à un concours de circonstances tout aussi aléatoire), le Narrateur rejoindra une nouvelle dimension, plutôt «verticale», dans laquelle le curseur du temps, libre pour ainsi dire de monter jusqu'à la limite supérieure de la conscience de soi séparée du reste du monde - dans son cas, par exemple, sur les bords extérieurs de ces «chemins d'aubépines» de son enfance l'ayant en grande partie délimitée – et, en même temps de descendre en soi, à l'endroit même où celles-ci, toujours en fleur, sont restées inchangées pour lui, -, lui permettrait, bien plus que de réactualiser ou de revisiter des souvenirs d'un autre temps, de retrouver la permanence de soi-même dans son passage chaotique et irréversible.

«J'avais trop expérimenté l'impossibilité d'atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. Ce n'était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n'avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps Perdu, et le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l'illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d'une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais (…) Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s'évanouir au contact d'une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage c'était de tâcher de les connaître plus complètement là où elles se trouvaient, c'est-à-dire en moi-même.»

Tout le contraire donc d'une «nostalgie» pure et simple essayant
de créer un double avenir fictif dans le passé, comme il avait tenté lui-même de faire jadis, notamment après la mort d'une Albertine qu'il allait pourtant avec le temps oublier, cesser d'aimer, son «moi-qui-l'aimait», épuisé à force de se débattre dans une souffrance intolérable, étant lui aussi disparu après elle...

Avec le temps, oui, Léo avait raison, tout va, tout s'en va..!

Temporalités, disions-nous, qui sembleraient s'entremêler harmonieusement dans ce dernier tome, ce à quoi l'on pourrait rajouter, «sans aucune hiérarchie» entre elles.
Et, fait surprenant pour le lecteur attentif, pour la toute première fois depuis cette brèche ouverte dans le Temps, du côté de Combray, l'on y trouvera, parallèlement au flou chronologique caractéristique de la plupart des réminiscences du Narrateur, une datation nouvelle et très précise de certains évènements (après de longues années passées en maison de santé, nous dit-il, il était revenu temporairement à Paris «une première fois en 1914, puis en 1916»(!).

Voici donc Kronos, l'horizontal et linéaire, Aiôn, l'itératif et cyclique, et surtout l'imprévisible Kaïros, majestueusement vertical et impondérable, main dans la main, menant ensemble cette dernière contredanse !

Et d'ailleurs, ce sera en l'occurrence par l'intermédiaire d'un autre «bal», bien plus tard, après de nombreuses années de retraite solitaire s'étant suivies à la mort d'Albertine et à la fin de la Grande Guerre, que le Narrateur - réinstallé définitivement à Paris et faisant son retour dans un «monde» qu'il ne reconnaîtrait d'ailleurs plus dans un premier temps, les méridiens de ce dernier ayant été sensiblement déplacés, ainsi que les figures qui régnaient auparavant sur l'ex-«faubourg Saint-Germain», remplacées depuis en grande partie - nous invitera à témoigner de l'usage qu'il fait des nouveaux verres optiques apportés par son expérience, lui permettant d'apprécier autrement le passage du Temps, et grâce auxquels il se sentira enfin en mesure d'entreprendre l'écriture de son roman.

Longue fantasmagorie chez la (nouvelle) Princesse de Guermantes, qui, à la grande stupéfaction du Narrateur, s'avèrera n'être autre que…Mme Verdurin, ce drôle de «bal des têtes», faisant défiler devant lui toutes les figures emblématiques de son passée, viendra en même temps clore le cycle du Temps Perdu.
Certains miraculeusement encore en vie, d'autres, telle la Berma par exemple, inopinément ressuscités pour l'occasion, presque tous méconnaissables pour lui d'entrée de jeu, mais cultivant cependant toujours, vérification faite, derrière leurs masques craquelant, leurs mêmes habituels travers, mesquineries et autres infatuations; personnages du théatre du monde à la fois pathétiques et malgré tout attendrissants dans leur universalité, leurs propos parfois moins présomptueux ou féroces par la force des choses (et surtout de l'âge) s'étant teintés, à l'image de leurs barbes et cheveux devenus blancs, de cette hypocrisie cordiale qui, comme le disait avec une grande élégance d'esprit le célèbre La Rochefoucauld, s'apparente à «un hommage que le vice rendrait à la vertu» : miroir déformant d'une foire humaine aux vanités qui, tout en nous amusant, peut aussi, en retour, nous faire par moments grincer des dents.

Sarabande à trois temps, au rythme de la laquelle, pris par elle et se reconnaissant en elle, il sera amené à conclure, face à l'irréalisme de la vie, que le temps non seulement est « secrété par lui», mais qu'il devrait désormais «à toute minute le maintenir attaché à lui».

« Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au «microscope» quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails.»

Au lieu donc de rechercher à tout prix et partout le temps perdu, il serait avant tout question d'habiter le Temps, de rapprocher les bords de ces abîmes qui ne cessent de s'ouvrir dans nos paysages intérieurs de plus en plus érodés par le passage irrévocable des heures, ou pour dire les choses autrement, et inspiré, une fois n'est pas coutume, par l'esprit de Vladimir…(ouf !) Jankélévitch , essayer de l'habiter depuis ce «primultime» instant créateur de temps pour nous, attachés à son envol qualitativement «premier et ultime», immatériel et probablement irreproductible.

Parce que le Narrateur réussit à l'habiter de la sorte , il peut enfin sortir de sa torpeur et réveiller l'artiste qu'il incarne désormais à ses yeux, faisant de cette recherche du temps perdu la matière même de sa création.

Pour le véritable Auteur, d'autre part, l'oeuvre étant réellement terminée, et lui ayant quitté son enveloppe corporelle, il s'installe pour nous dorénavant en celle-ci, transformé en quelque sorte, à son tour, en double de son personnage, et par-deçà sa propre disparition physique, la poursuivant à travers lui.

Dit autrement, pour son protagoniste et Narrateur, si l'oeuvre elle-même touche à sa fin, la sienne, devenue enfin possible, ne ferait logiquement que commencer. En revanche, pour L Auteur, si son être éphémère a cessé d'exister, cette dernière, impérissable, lui permettrait d'échapper à l'oubli.

«Victor Hugo dit : « Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des oeuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «déjeuner sur l'herbe.»

Et après tout, ce qui n'existe pas, ou n'existe plus, sinon sous une forme immatérielle ou imaginaire - et ainsi qu'on le réussit parfois à pressentir dans un battement fugitif, bien que n'étant aucunement en mesure de se l'expliquer- ne devrait pouvoir sous certains aspects se révéler beaucoup plus déterminant que tout ce qui se présente à soi et est immédiatement tangible par nos sens affairés ?

Quoi qu'on puisse en dire au final, et quoi que j'élucubre à mon tour ici sur des pages et des pages d'affilée, moi qui -excusez au passage-, en rajoute trop souvent des couches à ne plus en finir, il faudra tout de même bien se résoudre à admettre que jusqu'au bout cette optique multifocale du temps ne se laissera pourtant pas totalement apprivoiser à l'oeil nu, ni saisir complètement, fût-elle extrêmement pointue, par une analyse menée exclusivement par notre «organe-obstacle» préféré, la conscience -selon une autre formule consacrée par le « special guest» (comme aurait pu dire Odette de Crécy) de cet ultime billet interminable, le grand philosophe du "je-ne-sais-quoi" et du "presque-rien": Jankélévitch.
Il faudra également que le lecteur, ayant dans le meilleur de cas réussi à transformer «l'obstacle» en un «organe» moins encombré par sa densité, accepte en outre que l'«irréalisme» sans concession de l'oeuvre sera porté aussi jusqu'au bout de cette dernière (et par ailleurs explicitement assumé en ce dernier tome-testament, mis en opposition à un «réalisme» très largement prédominant dans la littérature de l'époque, à travers un brillant argumentaire développé par son Narrateur-Écrivain), irréalisme qui par ailleurs se dissimule à peine derrière une intrigue amincie à l'extrême et qui, sous une autre plume, ne tiendrait certainement pas longtemps debout!

Si le lecteur se laissait nonobstant porter, comme disait un autre grand poète, «dans son corps intellectuel et entier» par l'harmonie des sphères très particulière qui résulte de cette exploration littéraire de la subjectivité dans ses quatre dimensions, l'on devrait pouvoir alors l'approcher prudemment, sur la pointe de nos petits raisonnements, de manière plutôt tangentielle, intuitive, allusive et analogique, surtout non-exhaustive donc, et jamais définitive : sous une perspective somme toute en miroir à cette logique d'«extra-temporalité» qu'elle explore et qui lui apporte sa signature particulière - l'oeuvre elle-même, comme on le sait bien, et si vous me permettez encore une nouvelle inflation d'antithèses, ayant été livrée en l'état : suspendue à tout jamais en un dénouement provisoire marqué par l'urgence de ses dernières corrections, par les hésitations de ses ultimes conclusions (voir à ce propos l'impressionnante photo de la dernière page du manuscrit du Temps Retrouvé - Cahier XX – reproduite en postface à cette édition) ; ainsi qu'à un recommencement permanent découlant de son terme (ou vice-versa, si l'on préfère : que le projet, par exemple, tant rêvé par le Narrateur de se mettre au travail ne se concrétise pour lui qu'à la fin de "La Recherche", ne nous paraîtra pas, loin de là, incompatible avec le fait que celui-ci serait donc supposé commencer à rédiger un roman qui - nous en avons la preuve là, entre nos mains - eût pourtant déjà été bel et bien écrit!!); et, last but not least, y compris pour nous, ses lecteurs qui, en la refermant, songeons probablement déjà à une relecture incontournable à venir!

Car dès lors que, subjectivement, le temps devient insécable pour nous, toute fin est commencement potentiel d'autre chose, et dans ce qu'on recherchera alors de nouveau, il n'y aura rien qui ne se fut déjà trouvé en puissance en nous («les paradis qu'on recherche sont forcément des paradis perdus»).
Les paradoxes que le temps créait pour nous ne sont plus perçus comme des contradictions sans issue.

Ceci dit, qu'est-ce que je pourrai bien lire après tout ça..?

Commenter  J’apprécie          4032



Ont apprécié cette critique (39)voir plus




{* *}