Il est malaisé, je trouve, de parler des oeuvres de P. Quignard. Déjà parce qu'elles sont le plus souvent inclassables, “pas à leur place” dirait l'auteur (et ceci est d'autant plus vrai pour les volumes qui composent ce mystérieux Dernier Royaume). Écrivain de l'interstice, du non-socialement-conventionné, l'écriture de P. Quignard échappe aux définitions littéraires et au formalisme universitaire durement acquises au cours des siècles : ni roman, ni poésie, ni essai, ni auto-fiction, ni écrit totalement autobiographique, philosophique ou philologique, et tout à la fois, Les ombres errantes se situe dans cet intervalle indéfinissable qui s'établit entre le récit (en l'occurrence ici plusieurs récits, fables ou contes, juxtaposés tels un patchwork) et la pensée errante, vagabonde, qui cherche sans savoir, qui sait sans trouver. Cela aboutit concrètement à une trame discursive disjointe, comme éparpillée, disséminée, qu'il faudrait ressembler, relier, renouer, rejoindre, et qui donne à entendre le timbre d'une pensée, une pensée dont la qualité première est d'être indocile à l'ordre, au classifié, à la logique, d'être régie par l'obsession, la répétition du même, le souvenir, le désir et l'errance.
Il ressort de cette lecture facile et pourtant exigeante, l'impression d'être sur une barque (peut-être que la Barque silencieuse qui apparaît au volume VI de son Dernier Royaume influence ma perception), une péniche descendant lentement un canal paisible et silencieux. le passager-lecteur, assis derrière le bastingage, perçoit bien des choses, il observe, avec une certaine indifférence ou une jubilation intérieure, le moindre des détails, ici un bouquet d'herbes folles, là un saule plongeant ses branches dans l'eau sombre, là encore une souche juchée sur la berge, il remarque que le décor change, n'est plus tout à fait le même, que le soleil, lui-même, s'est un peu déplacé, que les ombres ne pointent plus dans la même direction… Il se rassure à chaque fois qu'il franchit une écluse : c'est une étape, un cap qui lui prouve que le temps a passé, que la barque avance malgré tout, que le voyage continue… Mais dans le même temps il doute aussi, se demandant s'il n'a pas déjà passé cette écluse, si le temps n'a pas fait machine arrière et si sa rade n'a pas remonté le courant à son insu. Car ce voyage est si lent, si imperceptible, ou si globalement perçu et reconstitué par les liens ténus et mystérieux que lui suggère son cerveau qu'il en perd toute sensation de mouvement spatial et temporel.
Voilà l'effet que m'a procuré les Ombres errantes, qui vous l'aurez deviné n'est pas racontable mais hautement lisible, lisible à la lisière du livre. On entend encore, en fond très lointain, les voix de Blanchot, de Lévinas, mais ces voix sont ténues, celle de Quignard a pris son envol pour son Dernier Royaume.
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