AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Charybde2


La formidable poésie tellurique d'une sorcellerie du soin, résolument autre – et de la perturbation radicale qu'y introduit le désir. Un grand roman surprenant.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/12/17/note-de-lecture-jusque-dans-la-terre-sue-rainsford/

Elle vit avec son père dans une maisonnette un peu à l'écart du village, à la lisière de la forêt. Tranquillement, tout en conduisant ses expériences très personnelles d'adolescente et de jeune femme, elle apprend ce qui leur tient lieu de métier semi-officiel, ici : soulager les maux des villageois, simples humains que son père comme elle appellent, dans ce contexte, des « cures ». Ni lui ni elle ne sont humains. Créatures fantastiques vivant presque benoîtement à la frontière d'une nature tellurique et secrète qu'ils savent maîtriser occasionnellement, ils vivent plutôt bien leur puissance potentiellement si dangereuse, puissance tolérée par les villageois pour ses bienfaits, d'autant plus qu'elle demeure largement dissimulée. Jusqu'à ce que la découverte de l'amour – ou de quelque chose qui s'en approche discrètement – vienne chahuter cette organisation rationnelle d'un travail ô combien irrationnel…

Publié en 2019, traduit en français en 2022 par Francis Guévremont chez Aux Forges de Vulcain, le premier roman de l'Irlandaise Sue Rainsford s'inscrit d'emblée parmi ces relativement rares coups de tonnerre dont on se demande soudainement comment la littérature avait pu patienter sans eux jusqu'ici. Superbe « collision d'horreur, de féminisme et de folklore » pour Justine Jordan dans The Guardian (à lire ici), incroyable transformation « d'une amourette adolescente en tout autre chose » pour Molly Dektar dans The New York Times (à lire ici), distillant une « poésie de l'horreur sachant éviter le gore qui lui confère déjà une voix bien particulière » pour René-Marc Dolhen dans Noosfère (à lire ici), déployant « une prose tellurique et hypnotique » pour Ann Dunne dans The Independent Dublin (à lire ici), une plongée « dans une forme de roman initiatique empruntant autant à la mystique et la philosophie qu'à la body horror ou aux quêtes d'identité de genre et d'émancipation » pour Teddy Lonjean dans Un dernier livre avant la fin du monde (à lire ici) : « Jusque dans la terre » est tout cela, et pas mal d'autres choses encore, et ce n'est pas le moindre de ses mérites que d'offrir ainsi une étrangeté radicale et pourtant dégustable et interprétable.

Il faut peut-être que je remonte aux chamanes clochards à faces multiples, créés par Scott Baker dans sa fabuleuse nouvelle « Variqueux sont les ténias » de 1989 (reprise en recueil dans « Nouvelle recette pour canard au sang », dont on espère toujours autant une réédition française, un jour), pour me souvenir d'avoir éprouvé un tel frisson à la fois physique et intellectuel, lorsqu'il se passe quelque chose de radicalement différent au niveau de la perception du corps, de son rapport à la nature et à l'environnement apparent, et de ce que cela signifie potentiellement en termes de vivre-ensemble et de politique. Bien sûr, le travail indiciel d'un Carlo Ginzburg autour des pratiques de sorcellerie, de mise à l'écart, de ritualisation et de retournement punitif au Moyen-Âge et à la Renaissance (telles qu'il les analyse notamment dans son « Sabbat des sorcières » de 1989) ne sont pas si loin d'ici, mais Sue Rainsford les propulse au coeur d'un fort impressionnant concassage charnel, osseux et lymphatique, dans la boue et dans l'humus, et dans une fabuleuse confusion des sentiments et du désir. Un grand roman, monstrueusement surprenant, indéniablement.

Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}