Le roman est une quête initiatique : le fait que Mario Alvarez évolue dans les quartiers populaires plonge le lecteur au coeur même de la vie de cette petite ville, et ce tout au long de l'ouvrage. C'est un des points forts de ce roman : sa puissance évocatrice. Au détour d'une page, nous nous retrouvons propulsés au coeur des quartiers populaires. A l'aide de sons, de visions précises et même d'odeurs, Juan de Recacoechea fait voyager son lecteur. Lorsqu'il raconte une manifestation de mineurs, on a l'impression de s'y trouver : « Un climat étrange régnait au centre ville. La foule se dirigeait vers l'université. Avenue Montes, des agents de police portant casques et bottes avançaient en rangs, deux par deux, leurs pas résonnant sur les pavés. Une sirène languide s'élevait d'un vieux camion de pompiers […] Des centaines de curieux se massaient autour de la statue équestre du maréchal Sucre. de là, on pouvait en effet apercevoir les pauvres mineurs crucifiés, le corps couvert de boîtes de conserve aplaties scintillant au soleil. » Les indications de lieux sont précises : on peut même suivre le parcours des personnages grâce aux noms de rues. de plus, le choix dans les événements que l'auteur relate donne presque une visée documentaire à l'ouvrage. le lecteur européen découvrira le surnom de « white trash », que l'on donne aux femmes blanches issues des milieux les plus défavorisés.
A travers ce roman, nous en découvrons énormément sur les modes de vie des habitants de la petite ville de la Paz puisque chaque personne rencontrée se confie à notre héros : prostituées, SDF, belles femmes mystérieuses, le lecteur se retrouve face à un véritable patchwork d'existences.
Dès le départ, nous connaissons le but ultime de Mario : rejoindre son fils aux Etats-Unis, par n'importe quel moyen. Sauf qu'au fil des pages, le lecteur en vient à se demander s'il réussira réellement à quitter La Paz… Mario met du temps à enfin se rendre au consulat américain pour tenter d'obtenir son visa, mais fuit, terrorisé par la possibilité qu'on découvre qu'il possède des faux papiers. Il continue ainsi à errer dans les bars, à passer dans les bras de plusieurs femmes, sans jamais se fixer, sans jamais prendre une réelle décision.
Un ami lui ayant donné l'adresse d'une agence de voyages délivrant de faux visas, Mario s'y rend, mais tout vole en éclat lorsqu'on lui demande une somme exorbitante, lui qui n'a pas un sou en poche… Ces péripéties se trouvent dans la première partie du roman et avant de commencer la partie suivante, le lecteur espère un peu plus d'action… Mario a en tête de réaliser un braquage… va-t-il franchir le pas ? Quand son auteur le compare à un personnage aussi important qu'Hercule Poirot, on s'attend à ce que Mario passe à l'action d'un moment à l'autre ! Des comparaisons au roman noir allèchent le lecteur tout au long de l'ouvrage. A la fin de la première partie, Mario prend même en filature les deux personnes qu'il prévoit de voler : « Ils gagnèrent l'angle du passage Ortega et de la rue Tumusla. Elémentaire, mon cher Watson, me dis-je, une voiture les attend. Je m'avançai à quelques mètres à peine, dissimulé derrière un clochard emmailloté de chiffons. J'avais décidé de prendre des risques […] Soudain il leva le bras pour héler un taxi. Ils montèrent à l'avant. […] Sans y réfléchir à deux fois, je m'engouffrai à mon tour dans le véhicule et m'assis à côté d'eux. » L'auteur a le don d'aiguiser la curiosité du lecteur, mais à trop attendre, on reste sur sa faim. le meurtre tant attendu arrive tardivement, ce qui nous fait penser que Juan de Recacoechea a voulu réutiliser les codes du roman noir, sans pour autant faire un roman figé, sans message particulier.
Notre auteur n'a pas écrit un roman noir typique, mais il a inscrit son personnage dans un environnement le rappelant sans cesse. On apprend par exemple que Mario « [préfère] les romans policiers de Chandler ou de
Chester Himes ». Et même si l'auteur le compare à des grandes figures du genre, il n'en a pas le charisme : « Si je voulais suivre les règles des romans policiers américains, je devais supprimer Yujra, qui était le témoin gênant, mais je n'avais pas le courage d'assassiner un autre homme. Sans compter que la tâche ne serait pas facile et que si je ratais mon coup, c'est moi qui me retrouverais dans l'autre monde. Il valait mieux attendre. »
Ainsi, Mario, que nous voudrions voir réussir, se révèle décevant. le seul voyage qu'il fait réellement est de parcourir les taudis et les rues de la ville. Il est incapable de prendre une décision – ou alors dans des situations extrêmes – même pour choisir une compagne plutôt qu'une autre. Mais la quête de Mario, même si on sait qu'elle restera inaboutie, permet à l'auteur de faire passer un message : il n'y a pas de rêve américain. Les fiascos de Mario, tous les obstacles qu'il rencontre au fil de l'histoire révèlent l'envers du rêve que partagent ceux qui veulent s'enfuir sur le nouveau continent. A travers l'expérience des autres personnages, l' « american dream » se révèle sous son vrai jour :
« - Mais San Francisco… ce n'est pas le paradis pour les gens comme toi ?
- Non, il y a trop de problèmes. Chaque homme est un problème. Trop de violence, trop de drogue ».
Le côté noir d'
American Visa réside plus dans le destin sordide de ses personnages et dans leur environnement que dans l'intrigue. Juan de Recacoechea a réutilisé certains codes, évoqué de grandes figures pour faire un roman noir à sa façon : noir par la vie de Mario et de son entourage, et le côté inexorable de leur destin.