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Critique de DianaAuzou


Le grand feuLéonor de Récondo, Grasset 2023****
lecture en novembre 2023
Venise fin du 17e siècle, Ilaria voit le jour, illumine de sa petite présence un jour pas comme les autres. Avant de la tenir dans les bras, ses parents la confient à la Pietà, institution qui recueille les enfants abandonnés. Ilaria sera musicienne, c'est le voeu et la volonté de sa mère.
A la Pietà Ilaria découvre le violon et Antonio, Antonio Vivaldi le maître. le feu est encore jeune et la voix de Léonor de Récondo, chaleureuse, me prépare, me guide vers l'antre où quelques flammes se prêtent à prendre vie. Cette voix touche mes sens, les fait vibrer à l'unisson avec le sang, quelque chose que je ne devine pas encore et que de plus en plus j'ai envie de découvrir, pour réchauffer, peut-être, ce qui s'est refroidi, pour entretenir le feu, risquer la brûlure.
L'écriture de Léonor de Récondo crée, en dehors de l'espace et du temps, l'espace d'une vie et le temps d'un souffle de passion, le feu qui nourrit, le même feu qui consume.
Les mots épousent un geste, une respiration, le pouls qui soudain s'emballe, un rêve fou, un rêve tendre, les mots s'enlacent en transparences multiples, la profondeur prend naissance, le vertige aussi.
Son travail d'écriture repose essentiellement sur les sensations, un monde intérieur qui ne connaît pas de lois, qui ne connaît que ses lois sans les connaître vraiment, il s'y soumet, s'y laisse engloutir, dévorer, chaque jour encore plus fort encore plus définitivement. « Elle ne savait pas que son corps était capable d'émettre une telle sonorité. Avant, son imaginaire la guidait, maintenant, c'est le violon. Elle se souvient alors des mots D Antonio : un monde qui s'ouvre. »p.89
L'écriture est musique, des largos, des rythmes lents, des vibratos, silences à écouter avec un legato vers une émotion éveillée, « elle entend chaque note de la composition D Antonio. Une voix après l'autre, ça s'échafaude… Ilaria entre alors dans l'esprit du compositeur. Elle voit les sentiers qu'il emprunte, les bifurcations, les traverses, les évitements, les évidences qui tissent sa musique. Elle pénètre le labyrinthe de la fabrication. Et ce faisant, elle apprend. Les accords se succèdent, la ligne du violon se dessine, elle la sent sous ses doigts. le mystère se révèle. »p.92, et la musique devient écriture, et les notes deviennent tuteurs pour l'émotion, elles expriment, touchent, transforment, remplissent, abîment.
Est-ce le parcours d'Ilaria qui appelle une langue poétiquement symbolique ou c'est la plume de Léonor de Récondo d'une profonde et vibrante sensibilité qui fait naître une vie s'acheminant vers le grand feu ? Je n'ai pas la réponse et je crois qu'elle n'est pas importante, les deux sens se croisent et vivent ensemble dans un accord majeur. Son style touche mon regard intérieur, le marque et lui prête cette lunette magique à travers laquelle la réalité se présente soudain différente, tout semble à portée de main, grâce à la poésie et à la littérature, et moi de me poser la question « la réalité est-elle un mirage ? »p.103, notre vie est-elle un labyrinthe où on se sent souvent perdu  corps et âme ? le sang de notre corps, la flamme de notre âme ont le même besoin d'air, le même besoin d'une certaine beauté unique pour chacun, et dont l'intensité fait vivre ou mourir. « Au fil des années, elle [la Prieure] a appris à déceler le moindre détail changeant, la lumière, le rouge-gorge qui se pose sur le rebord de la fenêtre, la fleur qui éclot...et la musique ! Comment s'habituer à cette beauté, chaque jour renouvelée dans l'église… là réside l'abandon de la chair, le mien, pense-t-elle en souriant. »p.109
Tout le texte du livre est construit en grands paragraphes et chapitres sans nom, sans numérotation, fluidité se reposant sur ces espaces vides, pleins de silence. Les dialogues, les réflexions, les pensées exprimées ainsi que les plus intimes, muettes comme des notes cachées, s'intègrent et se nichent dans le texte, ne changent pas l'équilibre, ne modifient pas le rythme, augmentent l'harmonie.
Ilaria grandit à l'intérieur des murs de la Piéta, dans la musique et un tumulte intérieur, mais le monde est ailleurs, « elle est prise par un désir profond d'avenir, loin de cette terre. Au gré d'une migration mystérieuse, qui la mènerait Dieu sait où ».p.117
Ilaria Tagianotte, nom prédestiné, « celle qui coupe la nuit », celle dont l'âme s'abreuve dans la flamme, dont le corps est musique, le tout est passion.
« Cette nuque soudain l'émeut [Antonio] : il y perçoit toute la fragilité de la jeune fille, sa délicatesse, et en même temps cette concentration appliquée qui la rend et la renforce. Il voit dans la vertèbre saillante à la base de la nuque toute l'allégorie de la musique. La peau fine, la résistance de l'os et dedans une pulsation protégée par ces épaisseurs, trésor caché sous les carapaces. »p.130
Le corps s'exprime, il ne connaît pas les fausses notes, mais il connaît les notes abîmées, disloquées, hésitantes, fiévreuses, mourantes, il connaît les notes de l'amour et celles de la passion. « L'opéra c'est difficile. C'est au long cours, il faut garder le souffle jusqu'au bout… Toute la sensibilité du monde est dans la voix. »p.132. le corps, matière vivante et ses exigences, sans son appel, est-on encore en vie ? Par quel miracle notre corps fonctionne ?
Les jeunes filles enfermées à l'intérieur des murs de la Pietà trouvent leur liberté dans la musique qui transperce et transforme leur âme, éveille leur corps, va dans les profondeurs. Ilaria rencontre l'amour, il arrive comme la foudre, le souffle s'arrête, le corps s'épanouit, l'âme est transportée, la passion brûle et consume, amour pour la musique, amour pour Paolo, « pour la première fois, ils se respirent, chevelures mêlées au coeur du labyrinthe… en matière de flammes, elle s'y connaît. Parfois elle brûle, quand elle joue du violon. Ça part de son coeur, jamais de son esprit… elle a l'impression que tout s'enflamme… alors elle s'enfuit où elle peut, elle plongerait volontiers dans la lagune. »p.168
Livre flamme, livre feu, pages de musique et de passion, choix sublime des silences pour mieux écouter les battements du pouls et l'écoulement du sang fouetté par le coeur.
La lecture de chaque page du roman s'imprègne d'intensité et de chaleur, un crescendo vers le fortissimo et l'impetuoso final, et au loin la lagune mauve, un feu qui ne s'éteint pas et « l'indifférence du monde qui protège la grâce et la délicatesse de leur amour »… faille du temps embrassant deux amoureux et un violon.
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