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Critique de Lucilou


Quelle claque! Quelle beauté! Quel malaise aussi doublé d'une violente sensation d'étouffement...
J'ai adoré "La Prisonnière des Sargasses".
J'ai tout aimé dans ce roman étrange et singulier, aux parfums moites et capiteux. Dans ce roman triste et sombre, à la lisière du désespoir et de la folie qui emprunte autant à la tradition des romans gothiques et victoriens qu'aux tourments de son autrice dont j'ai lu ça et là qu'elle avait mis dans sa prisonnière beaucoup d'elle-même et de sa vie, de son enfance antillaise à ses souffrances et ses déboires.

L'héroïne tragique de cette histoire est une "créole blanche", Antoinette Cosway, qui grandit à la Jamaïque dans les années 1830, peu de temps après l'abolition de l'esclavage, dans un climat aussi fiévreux que survolté. Son père, marchand d'esclaves ruiné, n'est plus, et la petite fille est élevée en compagnie de son petit frère dans le luxuriant domaine familial par sa mère, seule, indifférente et désoeuvrée. Après l'abolition, seuls quelques domestiques sont restés dans cette famille solitaire,décimée et détestée. Antoinette grandit en fleur sauvage entre un frère handicapé et une mère absente, angoissée et malheureuse. Une mère dont on sent qu'elle danse sans cesse au bord du précipice. Dehors, il y a la haine et la colère. le sang et le feu. le désir de vengeance des anciens esclaves.
Le mariage de sa mère avec le riche Mr.Mason apporte cependant un regain de sérénité chez les Cosway jusqu'à l'incendie volontaire et meurtrier de leur demeure. C'est là que la mère d'Antoinette perd pied. C'est là que son frère disparaît et pour la petite fille, tout devient encore plus noir, encore plus sombre, qu'elle s'enfonce dans une mélancolie tenace et tragique. Son beau-père l'envoie au couvent dont elle ne ressortira qu'à l'âge de dix-sept ans pour être mariée par son beau frère, Richard Mason, au fils cadet et désargenté d'une noble famille anglaise, un certain Mr. Rochester... Celui-là même qui, des années plus tard, tombera amoureux d'une certaine Jane Eyre...
Car en effet, ce roman aussi sombre que mélancolique et publié en 1966 se propose d'imaginer et de raconter la vie de Bertha, personnage secondaire mais non moins marquant du roman de Charlotte Brontë, première épouse de Rochester. C'est un choix curieux, singulier mais également très ingénieux, passionnant et qui donne lieu à un ouvrage extrêmement prenant, d'une puissance assez folle. Un roman qui m'a complètement happée, hypnotisée, renversée.

"La Prisonnière des Sargasses", c'est d'abord un roman d'atmosphère et cette dernière est oppressante, un peu comme si le parfum capiteux des fleurs qui peuplent l'île nous prenait à la gorge, qu'il se muait en poison... Les personnages, tragiques et englués dans un mariage de convention, se confrontent dans une lune de miel devenue un huis-clos angoissant qui vire au cauchemar, à la haine. L'écriture, volontairement heurtée et presque hallucinatoire, alterne les points de vue, donnant ainsi à voir au lecteur l'incompréhension mutuelle des deux époux, leurs souffrances respectives, leurs colères, leurs frustrations jusqu'à ce que la tension décrite et accumulé atteigne son paroxysme, de déploie et éclate...
D'un côté, l'épouse en proie à de violentes crises de mélancolie, pleine des langueurs du climat, affamée d'amour et d'attentions qui ne se sait choisi que pour un argent qu'on lui prend.
De l'autre un époux frustré, effrayé, à la vanité blessée. Un époux qui se persuade d'avoir été dupé, qui croit en la rumeur comme d'autre croient en dieu.
Un époux de plus en plus cruel poussant chaque jour un peu plus sa femme au bord du précipice, vers la folie.
Et puis, le soleil et son implacable chaleur et le bruit entêtant des vagues.
Et puis les serviteurs plus ou moins bien intentionnés (moins plus souvent que bien).
Et puis l'obi, ses croyances, ses rituels.
Et puis la rumeur, les mensonges, la manipulation...
Tout cela concourt à la création d'un cadre inquiétant, violent...
On ne peut que se prendre de pitié et d'affection pour Antoinette. On ne peut que détester Rochester... On en peut que s'attacher à Christophine, qui m'a parfois rappelée Tituba.
On ne peut qu'adhérer à cette écriture magnifique bien que tourmentée. A cette écriture poétique malgré sa crudité, sa cruauté. Cette écriture blessée mais opulente et soyeuse, lourde se couleurs, de parfums, de texture.

Et en creux de ce récit, un tableau saisissant du monde post-colonial jamaïquain. Et une autre, plus saisissant encore, de la folie et de la place des femmes aliénées aux hommes, de ces femmes qu'on coupait de leurs racines, qu'on n'écoutait pas et qu'on traitait si mal. de ces femmes qui sombraient parce que le sort qui leu était fait était bien trop cruel. J'ai d'ailleurs trouvé un peu de l'"Adèle H."de Confiant et de Truffaut dans Antoinette, que dans un dernier élan de férocité son mari rebaptisera Bertha, jusqu'à la fin que l'on sait.



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