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Critique de clesbibliofeel


Dans notre vie de lecteur, il est des moments pour lire tel ou tel livre. Le moment est peut-être propice à la lecture de la Profession de foi du vicaire savoyard. S'il y a bien un philosophe qui a imaginé le changement de paradigme, thème de débat de l'après pandémie, c'est bien Jean-Jacques Rousseau. Je suis étonné qu’il soit souvent rejeté sans examen sérieux, voire dénigré, ridiculisé. Il est vrai que les experts et bons docteurs ont trouvé le diagnostic définitif : ce ne serait pas le harcèlement dont il a été l’objet qui serait la cause de son humeur sombre à la fin de sa vie mais seulement sa paranoïa. Autant dire que c’est bien de sa faute, la persécution subie étant ainsi niée. Il me semble que cette volonté de le disqualifier d’emblée est montée vers des sommets à notre époque de libéralisme triomphant et de résistance à l’indispensable prise en compte des dérèglements climatiques. Pourtant, si nous prenons le temps de lire Rousseau, nous verrons que sa pensée est d’une étonnante actualité : écrits sur la démocratie, sur la liberté, sur l’éducation et les croyances, sur la nécessité d’être proche de la nature... Je vais tenter d’expliquer cela à la fin de la chronique, à partir du vicaire et de ce jeune homme qui l’écoute philosopher.
La publication de la Profession de foi du vicaire savoyard constitue un tournant dans la vie de Jean-Jacques Rousseau. Il est imprimé et mis à la vente en 1762 (l'auteur a alors 50 ans) en tant que simple chapitre de l'Emile ou de l'éducation dont il constitue le livre IV – Rousseau avait pensé en faire une oeuvre à part entière. Quelques jours suffisent pour que le livre soit saisi, l'oeuvre condamnée à la fois par la Sorbonne et par le Parlement de Paris, puis l'arrestation décrétée contre l'auteur. Il doit prendre la fuite pour la Suisse, fuite qui se poursuivra jusqu'à sa mort quelques années plus tard en 1778. Il s'agit là d'une sorte de testament. Après six ans de labeur acharné (La nouvelle Héloïse, le contrat social, l'Émile), il a réussi à mettre en branle toutes les institutions et l'Etat qui ne brillent pas par la tolérance à cette époque prérévolutionnaire.

Un homme célèbre de l'époque fait publier « un sentiment des citoyens », texte anonyme, appelant les autorités à la répression contre l'oeuvre et contre l'auteur de l'Emile. Cet homme, n'est autre que Voltaire. On remarquera que celui-ci jouit à l'heure actuelle au sein des élites, de la meilleure des réputations. Il aura pourtant mené, pendant plusieurs années, des campagnes d'insultes et de railleries, s'acharnant particulièrement contre Rousseau et sa compagne dans le poème burlesque La Guerre civile de Genève. La vie à l'ombre des puissants, une certaine accommodation aux inégalités sociales et à l'absolutisme monarchique lui ont permis de profiter d'une retraite bien plus paisible que le courageux et infortuné Jean-Jacques ! Mais ce n'est pas terminé et la postérité pourrait bien donner l'avantage au rejeté d'hier. Disparus l'un et l'autre en 1778, à deux mois d'intervalle, les deux écrivains ont leurs dépouilles (bien curieuse expression) au Panthéon où elles se font face.

Cette profession de foi est très polémique et d'une redoutable efficacité car Rousseau à travers le vicaire expose une foi très personnelle. S'il admet les rites à la toute fin de la profession : « en attendant de plus grandes lumières, gardons l'ordre public ; dans tous pays respectons les lois » il n'a eu de cesse depuis le début de son exposé de dire qu'il faut juger selon son coeur (la conscience) et sa raison : « Au surplus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des institutions des hommes ».

Quand Rousseau s'attaque à la communication divine et aux livres sacrés, cela donne une argumentation rigoureuse propre à liguer toutes les autorités religieuses contre lui, ce qui n'a pas manqué : « Dieu a parlé ! Voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé ? Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n'en ai-je rien entendu ? Il a chargé d'autres hommes de vous rendre sa parole. J'entends ! Ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j'aurais été à l'abri de la séduction » et il continue ainsi et s'amuse beaucoup « Que d'hommes entre Dieu et moi ! ».
Au sujet des textes sacrés le ton est tout aussi définitif : « Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les juifs n'entendent plus l'hébreu, les Chrétiens n'entendent ni l'hébreu ni le grec ; les Turcs ni les persans n'entendent point l'arabe ; et les arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet »
Et avec la même jubilation des mots en se contredisant aussi lui-même « Mon ami, ne disputez jamais, car on éclaire par la dispute ni soi, ni les autres ». Il semble que Rousseau a, dans ce texte, voulu donner des gages de bonne conduite à ses futurs censeurs en mettant en avant une religion naturelle, selon son coeur, sans l'intermédiaire des textes ou du clergé. Cette charge contre le matérialisme et l'athéisme n'a pas suffi et il l'a payé cher, trop cher.

Un texte que j'ai eu plaisir à lire. Étonnant par sa modernité de pensée et pour tout dire qui me plaît sur la forme comme sur le fond. Force, talent, éloquence, remise en cause de tous les dogmes et chapelles, tolérance, tout cela et bien plus encore est présent dans ce petit livre qu'il faut lire absolument. Je suis agacé d'avoir entendu un « philosophe », Raphaël Enthoven, grand gourou des ondes, se prenant pour Voltaire, pérorer et traiter Rousseau « d'odieux », « d'antipathique ». A qui cet auteur fait-il si peur qu'on en oublie l'argumentation (on était ce jour-là loin de thèse, antithèse, synthèse...) ?

Il faut lire et voir par soi-même qui était Jean-Jacques Rousseau. Cette petite « Profession de foi du vicaire ... », avec son dossier sur le mal est parfaite pour cela. Rousseau s'oppose aux pessimistes, aux théoriciens de l'égoïsme. Il récuse le péché originel, la malédiction divine, pour lui le mal n'est pas à chercher là-haut. Nos malheurs ne sont pas issus de cette « folie des hommes » qu'on nous ressert trop souvent comme explication toute faite (péché originel ?) mais plutôt d'une forme d'organisation sociale, autrement dit à l'action de l'homme – et cette action peut être bonne ou mauvaise selon ce que nous en faisons collectivement. C'est cela qu'il a interrogé en refondant l'éducation d'Émile sur un terrain vierge, où la propriété n'a pas la primauté, c'est l'état de nature, non comme un état ayant réellement existé mais comme matière à penser.
Trois siècles après sa naissance, ce grand penseur de la liberté individuelle, de la démocratie, de la nature, a beaucoup de choses à nous dire. Il peut encore nous aider à réfléchir afin de relever les défis actuels, démocratiques, pandémiques ou climatiques.
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