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Critique de Dandine


Lu en v. o. El llano en llamas.

El llano. La plaine.
Quelle plaine! Une lande desertique ou les plantes ont du mal a s'implanter. Des pierres, de la poussiere et peu d'eau. Une contree sterile ou proliferent la misere, les abus, la violence, les assassinats. Des terres et leurs habitants abandonnes a leur sort, ou tous les moyens sont bons pour survivre, chacun pour soi et tous contre tous. Terres de pauvreté extreme, de solitude existencielle, de defiance generalisee, de non-dits, de silences que seuls le vent, les cloches d'eglise et les deflagrations de fusils brisent.
Des terres souvent en flammes. Des terres qu'allument des conflits plus larges qu'elles, conflits de partis nationaux, conflits de gouvernement et d'eglise. Terres grises qui se tournent rouges de feu, rouges de sang, terres de pauvres heres habitues a lutter pour des causes perdues. Terres ou ils se soulevent au cri de “Viva Cristo Rey!”, et se font massacrer par l'armee federale. Terres que l'auteur, Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno, connait bien, les terres ou il est ne, les terres ou son pere a ete assassine parce qu'il n'avait pas permis a un berger de faire paitre un troupeau sur ses parcelles. Il fera de cet assassinat la trame d'une de ses nouvelles, “En la madrugada” (A l'aube), ou il etale son plein de miséricorde envers l'assassin.

Ce recueil de nouvelles, ou de recits pris sur le vif, ou de contes, est empreint de fatalisme. Des contes secs, unis thematiquement: l'impossibilite humaine d'echapper a un destin fixé d'avance, la conscience de la faute, l'absence de pardon, ou plutot la vengeance comme ultime justice. Des etres sans illusions, toujours en tension entre espoir et desespoir, qui acceptent en fin de compte ce qu'il leur est alloue de vivre sans plainte aucune. La faim qui leur est allouee. Ou celui ou ceux qu'il leur est alloue de tuer. Ou la mort qui leur est allouee.

Des contes unis aussi par le traitement qu'en fait l'auteur du temps et de l'espace. Il n'y a en aucun d'eux de réelle progression temporelle. le temps est circulaire. Les protagonistes agissent peu, et surtout racontent, se rappellent. C'est peut-etre l'expression du manque d'expectatives, ou ils ne differencient pas le passe du present, ou il n'y a aucune allusion au futur, parce qu'ils ne peuvent envisager un quelconque changement. Des somnambules dans le temps.

L'espace est lui aussi diffus, d'une description reiterative, malgre la profusion de noms de lieux, Zapotlan, Talpa, Luvina, Tonaya, et meme des designations populaires comme “la cuesta de las comadres”, la cote des commeres, malgre l'evocation de plantes caracteristiques de la region, quelite, amole, guaje, parce que peu importe ou se trouvent les protagonistes, tout se ressemble, tout est toujours pierre, poussiere, desolation. le cadre geographique naturel est toujours le symbole qui psalmodie la grisaille ou l'atrocite des destins humains qui s'y promenent.

J'ai lu ce livre en v. o. et je m'imagine le defi que cela a du etre pour tout traducteur. Il charrie des mots et des expressions qui n'ont cours qu'au Mexique, ou qui sait, peut-etre seulement dans la region de Jalisco. Quand ils parlent, les protagonistes ont des constructions de phrases etonnantes pour le moins, juteuses, representant surement le parler familier des campagnards de la region. Et dures. Des phrases dures comme des pierres. Mais des qu'il y a narration le style de Rulfo se veut moins sec, moins dur. Il reste quand meme cru, rigoureux, comme s'iI etait superflu d'ajouter des effets speciaux a ce qui est raconte; quand il y a un narrateur, son ton est monocorde, comme un murmure qui viendrait de loin, une poesie repetitive, recitative, comme un choeur de tragedie grecque, pour rehausser les dires des personnages, pour mieux retracer la cruaute de l'existence, une poesie qui fait fremir le lecteur. Un style et une poesie tres lointains du baroque populaire de Garcia Marquez ou du baroque cultive de Carpentier.
Je fais expres de rappeler ces deux auteurs, deux piliers du courant litteraire dont on fait de Rulfo un des peres, le realisme magique latino-americain. Un meme courant mais des styles differents. Et de toutes facons, je ne suis pas sur qu'il faille rattacher ce livre a ce courant. Ce sera plutot son deuxieme livre, Pedro Paramo, qui en sera un des premiers jets. Et si je laisse de cote tout catalogage de courant, les deux livres ont en commun l'essai d'elever en tragedie, en mythe presque, l'aspiration populaire a une repartition de terres, aspiration trahie qui provoque des soulevement populaires vaincus d'avance, soulevements sanglants trahis eux aussi en fin de compte. Une tragedie annoncee par le premier recit de ce recueil, “Nos han dado la tierra” (On nous a donne la terre), quand tout le monde sait que c'est une grande tromperie, et dont le denouement est la nouvelle eponyme, “El Llano en llamas”: “Desde aquí veíamos arder día y noche las cuadrillas y los ranchos y a veces algunos pueblos más grandes, como Tuzamilpa y Zapotitlán, que iluminaban la noche. [...] Era bonito ver aquello”. (D'ici nous voyions bruler jour et nuit les clos et les ranchs et des fois quelques villages plus grands, comme Tuzamilpa et Zapotitlan, qui illuminaient la nuit. [...] C'etait beau de voir cela).

C'est la tragedie d'une terre, d'un pays. Poignante et belle. D'autres nouvelles du recueil developperont des tragedies personnelles. Pas moins poignantes et pas moins belles. le tout donne un grand classique mexicain. Un grand classique tout court. A ouvrir avec un verre de mezcal a portee de main. le llano en flammes. A lire pour recracher son mezcal. le gosier en feu. L'estomac remue.
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