Citations sur Le Llano en flammes / El Llano en llamas (20)
On sentait les balles nous fouetter les talons comme si on posait le pied sur un nuage de sauterelles. Et quelque fois, les tirs, de plus en plus nourris, frappaient de plein fouet l'un de nous, qui tombait avec un craquement d'os.
San Gabriel émerge de la brume mouillée de rosée. Les nuages de la nuit ont dormi au-dessus du village, cherchant la chaleur des habitants. Maintenant le soleil va paraître et la brume se lève doucement, enroule son drap, laisse des effilochages blanches sur les toits. Une vapeur grise à peine perceptible, attirée par les nuages, monte des arbres et de la terre mouillée ; mais elle s'évanouit aussitôt. Et à sa suite apparait la fumée noire des cuisines, à l'odeur de chêne brulé, qui couvre le ciel de cendres.
Là-bas, au loin, les sommets sont encore dans l'ombre.
Une hirondelle a traversé les rues et ensuite a retenti le premier tintement de cloche de l'angélus du matin.
Les lumières se sont éteintes. Alors une tache couleur de terre a couvert le village qui a ronflé encore un peu, endormi dans la chaleur du matin.
On ne dit pas ce qu'on pense. Ça fait longtemps qu'elle nous a quittés, l'envie de parler. Elle nous a quittés avec la chaleur. On parlerait bien volontiers, ailleurs, mais ici, c'est trop fatiguant. Ici, on parle et avec cette chaleur qu'il fait dehors, les mots grillent dans la bouche, ils se racornissent, là, sur la langue, et finissent par vous étouffer.
Après tant d'heures passées à marcher sans même rencontrer l'ombre d'un arbre, ni une pousse d'arbre ni une racine de quoi que ce soit, on entend l'aboiement des chiens.
C'est que parfois, au milieu de ce chemin qui n'en finit pas, on a eu l'impression qu'il y aurait rien ; qu'on ne trouverait rien de l'autre côté, au bout de cette plaine sillonnée de crevasses et de ruisseaux à sec. On entend les chiens aboyer, on sent dans l'air l'odeur de la fumée et on la savoure, cette odeur des gens, comme une espérance.
(incipit)
Les grillons, je ne les tue pas, jamais. Felipa dit que si les grillons font toujours du bruit, sans s'arrêter, même pas pour respirer, c'est pour qu'on entende pas les cris des âmes qui souffrent au purgatoire. Le jour où il y aura plus de grillons, le monde se remplira des cris des âmes saintes et on partira tous en courant, épouvantés. Et puis, moi j'aime rester comme ça, l'oreille tendue pour écouter le bruit des grillons.
On parlerait bien volontiers, ailleurs, mais ici, c'est trop fatigant. Ici on parle et avec cette chaleur qu'il fait dehors, les mots grillent dans la bouche, ils se racornissent, là, sur la langue, et finissent par vous étouffer.
Ils nous dirent:
-Du village jusqu'ici c'est à vous.
Nous avons demandé:
- Le llano?
- Oui, le Llano. Tout le Llano Grande.
Nous avons fait la grimace pour dire que le Llano, nous n'en voulions pas. Que nous voulions ce qui est près de la rivière. Depuis la rivière jusqu'à là-bas, les plaines où sont les arbres et la bonne terre. Pas ce vieux cuir de vache qui s'appelle Llano.
Quelques jours plus tard, alors que nous passions à gué l'Armeria, on est encore tombé sur Petronilo Flores. On a fait demi-tour, mais trop tard. C'était comme s'ils nous fusillaient. Pedro Zamora a pris la tête en partant au galop sur ce tout petit étalon roux qui est la meilleure bête que j'aie jamais connue. Et on a filé derrière lui comme des moutons, couchés sur l'encolure des chevaux. N'empêche que la tuerie a été terrible.
Il est monté par ici en griffant la montagne, s'est dit celui qui était à ses trousses. Il s'est ouvert un chemin entre les branches à coups de machette. On voit qu'il se laisse emporter par la frousse. Et la frousse laisse toujours des traces.
La nuit, tous ces gens énervés se calmaient. Dispersés un peu partout, les feux brillaient et, autour des lumières, les pèlerins disaient leur rosaire, les bras en croix, le regard tourné vers le ciel de Talpa. On écoutait le vent emporter et rapporter ces rumeurs, les mélanger jusqu'à en faire un seul mugissement.