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Critique de JustAWord


Cette année, les éditions Asphalte ont choisi de mettre à l'honneur Guillermo Saccomanno, un auteur argentin à la fois versé dans le monde de la bande-dessinée et dans celui du roman. Outre la traduction de 1977, que d'aucuns considèrent d'ailleurs comme son chef d'oeuvre, l'année 2020 verra la réédition de l'employé, une dystopie glaçante datant de 2010 préfacée pour l'occasion par son compatriote Rodrigo Fresan.
Une occasion parfaite pour aborder l'oeuvre exigeante et engagée de l'écrivain argentin.

Vous n'êtes pas votre job !
Tout commence par la description nocturne d'une ville qui ne sera jamais nommé mais que l'on devine aisément en Amérique du Sud.
Dans cette ville, un homme appelé l'employé contemple un ciel envahi par les hélicoptères de surveillance et les chauve-souris. Alors qu'il végète dans son open-space type cadre ordinaire du XXIème siècle, l'employé s'épanche sur son chef, son collègue et la secrétaire. Autant de figures-fonction dans un monde du travail devenu robotique et paranoïaque.
Lucide, l'employé comprend et accepte sa propre médiocrité et son esclavage, dominé par un chef bedonnant qu'il envie autant qu'il hait.
Dans un cadre sinistre et dangereux, Guillermo Saccomanno va patiemment construire une dystopie qui glace le sang et où l'employé, travailleur capitaliste lambda, affronte les peurs de son existence asphyxiante.
Avant d'en reparler, attardons-nous déjà sur cet homme au physique quelconque. En pénétrant de plus en plus profondément dans son subconscient, le lecteur prend conscience des aspirations et de la violence refrénée par l'employé, petit bureaucrate insignifiant et lâche qui rêve de meurtres et divague sur les dangers qui l'entoure. Divaguer, vraiment ?
Pas tout à fait. Bien avant d'être une dystopie tétanisante, le récit pousse les curseurs de l'entreprise moderne à fond et retranscrit le mode de pensée compétitif avec un sourire carnassier qui fait froid dans le dos. le collègue devient tour à tout un allié et un traître, surement homosexuel ou au moins terroriste. le licenciement peut tomber sur n'importe qui, à n'importe quel moment. L'avancement peut se gagner en trahissant son prochain. Tout ici n'est qu'un immense piège à loup où la répétition n'assure même pas la stabilité. Ce côté réaliste, quelque part entre Chuck Palahniuk, J.G Ballard et Kafka, parvient à distiller un sentiment de malaise plus certainement que le reste…ou presque.

Un monde post-terrorisme
Car en dehors de son bureau, l'employé visite des rues parcourues par des chiens clonés, surveillées par les projecteurs des hélicoptères, patouillées par des sections militaires, envahies par les rats et les SDF… La ville devient une chose mortelle où une bombe peut vous cueillir par surprise et où la police peut vous embarquer pour suspicion d'accointances terroristes à n'importe quel coin de rue. À mi-chemin entre Orwell et Ballard, l'univers de l'argentin lorgne vers les dictatures sud-américaines à peu près autant que vers le capitalisme cannibale de Wall Street. Si vous réussissez par sortir vivant du métro, il faudra ensuite retrouver votre petite famille et la nourrir comme il faut, ne pas attiser le soupçon des voisins…et repartir au boulot le lendemain affronter un destin peut-être funeste. l'employé pourrait alors trouver le salut dans cette famille qu'il retrouve le soir…

Le mensonge d'aimer
Mais lorsqu'il rentre chez lui, l'employé doit contenir la nausée qui le saisit devant cette chose obèse et vindicative qu'il a jadis épousé. Dans un cauchemar tout droit sorti d'un film de Cronenberg, il doit gérer une ménagerie de gamins tout aussi obèses et violents qui le dégoûte…sauf Petit Vieux, le dernier de la portée, sorte de double du père médiocre et incapable qu'il est. Alors l'employé rêve. Il rêve de gazer tout ce petit monde et de tous les tuer comme un Patrick Bateman du pauvre. Dans l'univers de Saccomanno, la famille devient un traquenard, une impasse où l'homme, castré et prostré, doit gentiment subir encore et encore. L'homme moderne devient un insecte, une larve, tout juste bonne à ramener de l'argent et à baiser madame de temps à autre. Dès lors, l'amour apparaît à l'employé comme le dernier échappatoire possible, l'ultime refuge.
Avec la secrétaire qu'il imagine de mille façons, parfois hideuse parfois romantique en diable. Mais l'amour n'existe pas plus en réalité. Il s'agit tout au plus d'une illusion éphémère, une histoire de cul médiocre pour un homme médiocre. C'est au cours d'une scène de masturbation que l'employé comprend peut-être le mieux l'étendue de son malheur, allongé là à côté de la secrétaire, les deux se masturbant de concert et finissant par pleurer après l'orgasme, comme conscient de l'horreur absolue de cette chimère pour bureaucrate en plein naufrage. Par les yeux de l'employé, on constate que la femme n'a pas beaucoup plus de succès de son côté, condamnée à l'objetisation ou au rôle de mère-oie disgracieuse et répugnante après plusieurs accouchements successifs..

Destruction de l'équilibre mental
Dans cet univers, Guillermo Saccomanno brosse petit à petit la lente spirale qui amène notre employé de plus en plus loin dans la paranoïa. Dans un monde déjà lui-même paranoïaque où le paramètre humain ne semble plus qu'un lointain souvenir, où l'on préfère longer les murs et détourner le regard, où l'on préfère crever en silence plutôt qu'en se révoltant.
Mais la révolte, dans un monde aussi sécuritaire et autoritaire, est-elle encore possible ou finira-t-elle dans un bain de sang insensé ? Plus on avance dans ce court roman et plus les barrières mentales tombent, l'employé se dédoublant face à l'ambivalence de ses sentiments : face à face, l'esprit rebelle qui veut en finir et le cadre anesthésié qui n'ose plus rien.
L'autre devient l'ennemi…mais quand l'autre c'est soi, que faire ?

Dystopie d'autant plus terrifiante qu'elle dépeint avec une efficacité redoutable le monde du travail moderne, l'employé marque la fin de l'homme en tant qu'être humain pour le transformer en bombe à retardement dans un univers gris, tétanisant et dégradant.
Lien : https://justaword.fr/lemploy..
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