Les anciens, ceux qui ont assisté au plus grand nombre de licenciements, semblent davantage résignés.
Même si aucun ne se fait à l'idée d'être le prochain.
Ils ont beau feindre une certaine indifférence, les anciens ne tolèrent pas l'idée d'être substituables, la possibilité d'être touchés un jour par cette tragédie tant de fois répétée.
Au bout du compte, après un licenciement, personne ne peut continuer à travailler sans angoisse. Une angoisse, qui, de surcroît, peut se révéler dangereuse. Elle peut mener à commettre une erreur qui constituera le motif du prochain renvoi.
L’homme est un animal d’habitudes, se dit l’employé en aspirant l’air pollué de la rue.
Tuer ou mourir, a entendu l’employé de l’enfant que l’on vient d’abattre. Un être courageux. En revanche, son slogan à lui c’est : se soumettre et survivre.
Avant le travail, le personnel passe par la salle de sport. L'obsession pour la santé et la beauté est proportionnelle à la crainte de perdre son emploi.Un malade n'est pas rentable. Une personne négligée suggère l'apathie. L'efficacité, voilà ce qui compte.
Dans un instant, dès qu’ils auront tous rejoint leur bureau, un haut-parleur annoncera le nom de celui ou celle qui est renvoyé. D’une formule neutre, comme dans un aéroport, on informera publiquement de qui il s’agit. L’équipe de sécurité empêchera alors toute opposition à cette mesure en encerclant immédiatement le bureau de celui ou celle qu’on expulse.
Il s’apprête à partir. La lenteur de ses gestes n’est pas seulement due à la fatigue. A la tristesse aussi.
L’ordinateur tarde à s’éteindre. Enfin, soupire-t-il. L’écran s’obscurcit. L’employé dispose soigneusement ses instruments de travail pour le lendemain : les stylos, l’encre, les cachets, les tampons, la gomme, te taille-crayon et le coupe-papier. Il l’astique. Le coupe-papier semble inoffensif. Sauf qu’il peut devenir une arme. L’employé aussi paraît inoffensif. Mais il ne faut jamais se fier aux apparences.
Ce qui nous accable n'est pas la différence entre ce que nous avons été et ce que nous sommes, pense-t-il. C'est la paresse avec laquelle nous nous laissons aller à la dégradation.
Il se demande jusqu’à quand il sera un personnage secondaire dans la vie de tous.
Il souffre à l’idée qu’un rêve est tragique non pas à cause de sa concrétisation possible. Mais du réveil. Car une fois qu’on y prend goût, la vie devient intolérable si le rêve ne se répète pas. Et on se retrouve plus malheureux qu’avant, quand on ignorait ce qu’était le bonheur.
Il imagine le ciel comme un grand ministère aux secrétariats infinis qui classent et rangent le destin des âmes.