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Critique de Patsales


Le vieil homme qui tient la plume se remémore sa vie, lui qui, dix ans durant, fut l'hôte d'une tribu cannibale. Le livre est divisé en trois parties, dont deux sont éblouissantes : le récit de l'expédition dont, jeune mousse, il demeura l'unique survivant et l'analyse subtile par laquelle il cherche à comprendre qui étaient ces hommes qui tuèrent tous ses camarades avant de l'accueillir. Entre ces deux moments, il rapporte son retour dans le monde occidental, retour banal dont les détails nous importeraient peu s'il n'avait gagné sa vie, tel Lola Montès, sur les planches d'un théâtre, à raconter sa propre vie. Car le monde des Indiens rejoint celui du théâtre baroque, à ne jamais savoir s'il existe une réalité tangible qui fasse foi.
Ce qui d’ailleurs n'est pas exact: la tribu craint moins l'illusion qui nous ferait croire à notre propre existence alors que nous ne serions que l'émanation des rêves d'un dormeur, que la défaite du réel grignoté par l'inexistence et le chaos primordial. Alors, la tribu unit ses forces pour que l'ordonnance du monde ne soit jamais renvoyée au désordre et au vide. Mais elle ne peut être garante du monde que si quelqu'un peut se montrer garant pour elle : d'où la présence de ces individus extérieurs, ramenés d'expéditions et gardés en vie pour attester de l'existence de la tribu et donc du monde.
Le style de Saer est souvent d'une beauté stupéfiante; ses phrases cadencées et répétitives retrouvent le rythme des épopées et des légendes primitives, donnant à son lecteur l'impression de découvrir une peuplade exotique et fascinante.
Pourtant, c'est bien nous qui sommes ainsi peints dans ce récit, dans nos peurs archaïques et nos rituels puérils pour conjurer nos peurs de l'anéantissement.
Et puis, au détour d'une page, ce sont les névroses numériques, que Saer ne pouvait pourtant pas connaître quand il écrivit ce roman, qui nous frappent au visage: « Lorsque, par exemple, ils m'apportaient à manger, il n'était pas rare qu'ils me le fissent lourdement remarquer, sans doute pour que je tinsse compte de leur générosité lorsque, dans un futur probable, je parlerais d'eux. S'ils accentuaient tellement tous leurs actes et leurs diverses facettes, c'était pour devenir plus intelligibles et pour que je pusse les appréhender avec plus de facilité. Les poses qu'ils prenaient ne révélaient pas toujours le meilleur d'eux-mêmes, mais il leur importait peu que l'image qu'ils donneraient d'eux fût bonne ou mauvaise, l'important étant qu'elle fût intense et facile à retenir. »
Aussi, qui suis-je pour ricaner des selfies et d'Instagram, quand ils ne sont, comme me l’a rappelé cet extraordinaire récit, que l'expression d'une humanité inquiète cherchant à prouver sa propre existence pour mieux faire barrage au néant ?
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