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Critique de Takalirsa


J'ai découvert Albertine Sarrazin dans l'excellent documentaire « Elles ont réalisé leur rêve : 50 portraits de femmes célèbres » de Philippe Godard et Jo Witek. Celui d'Albertine m'a tellement intrigué qu'il m'a donné envie de lire son autobiographie. Cependant, j'ai au départ été déstabilisée par le style, à la fois abrupt et poétique, mélange de sensations et de descriptions, de récit présent et passé. On sent à travers sa façon d'écrire qu'Albertine (rebaptisée Anne) est une jeune femme sauvage, entière, spontanée, et toute en contradiction aussi.

Son texte démarre par son impressionnant saut de dix mètres et la cavale qui s'ensuit. A partir de là s'enchevêtrent ses sentiments naissants pour Julien son sauveur, la douleur liée à sa fracture, les planques et les souvenirs de prison. En prison, Anne a l'impression de toujours y être, immobilisée à cause de son pied, dépendante de ceux qui la cachent : « Ma liberté neuve m'emprisonne », « Depuis mon évasion, je n'ai été que « le colis ». Car la blessure, bien plus grave que ce qu'elle imaginait, nécessitera des soins à l'hôpital, des opérations même, et la fera souffrir toute sa vie : « Ma jambe n'est plus la demi-base sûre de mon équilibre, chaque pas est un simulacre, une chute rectifiée ; que je cesse de penser à ma démarche, et aussitôt je me surprends à clopiner et à poser le pied de travers. »

Heureusement il y a Julien, qui « meuble ma douleur et ma désoeuvre ». Il a fait de la prison lui aussi, alors il la comprend, peut tout entendre. On comprend à demi-mots – car il faut souvent deviner, lire entre les lignes, décoder l'argot - qu'Anne y a eu des aventures homosexuelles (« Je goûte encore les femmes »), avec Rolande, avec Cine ? Mais Julien est le grand amour de sa vie, « nous allons l'un vers l'autre, par des voies étranges... », « le fil tissé de lui à moi dès la nuit des arbres noirs irait se consolidant et se lovant, lui, moi, lui, moi... Eh non ! La vie saurait bien le cisailler, ce fil, comme les autres ». En effet rien n'est simple, Julien doit gagner sa vie, la plupart du temps en volant, il s'absente souvent, la laissant en tête avec tête avec ceux qui la cachent (« Annie et moi : deux femmes privées d'amour et de splendeur »). Anne tire le temps, le temps de revoir Julien, consciente d'être un poids pour lui (« Je vais boiter et toi tu vas être la béquille d'une fille estropiée »). Mais c'est plus fort qu'elle, « j'ai mis un pied – bloqué- dans la vie d'un voyou, et tout m'y surprend, tout m'y intrigue... ».

Alors même si la jeune femme a parfois « le regret d'avoir changé de prison », elle patiente avec ses « compagnons d'apéritif », noyant son ennui dans l'alcool et les cigarettes, ne craignant « vraiment que la poulaille, n'ayant pas le moindre papier à lui présenter en cas de rafle ». Consciente que « la route est pure et âpre comme un désert », elle garde « pour lui, intact, le peu d'amour dont je suis capable ». Et quand il revient, toujours à l'improviste, seulement pour « un îlot de temps », c'est frustrant, frustrant ! « Ce Julien maudit, cette vie de maudite, maudite vie que je bénis quand même »... Alors « j'apprends chaque détail, chaque grain rose ou brun, pour m'en souvenir et m'en faire forte jusqu'au prochain bonheur : une soirée, une nuit, voilà mes bonheurs, deux ou trois fois par mois. le reste du temps, c'est la tâche, la corvée, la peur diffuse. » Au fil des chapitres, elle nous devient attachante, avec ses doutes et ses coups de tête, entre espoir et découragement. On suit l'avancée de sa pénible guérison, ses bouffées d'échappées dans Paris, la prostitution pour gagner l'argent nécessaire à une vraie vie de couple : « Ah ! reprend Julien, je ne sais pas par où nous irons tous les deux, mais nous irons loin, longtemps... », « puisque demain, c'est nous ! ».

C'est beau à lire, et à imaginer. Même si l'on sait que la réalité ne sera pas si heureuse : « Julien (…) arrêté, une fois encore... », et ils le seront par la suite plusieurs fois l'un et l'autre, se croisant sans décroiser leurs sentiments, le long de sa courte vie à elle... Elle l'aura cependant vécue intensément, concentrée sur cet amour fou - « je réalise la douloureuse consistance d'aimer et je suis folle de peine... »
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