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Critique de Presence


Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Il contient les 3 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2019/2020, écrits, dessinés, encrés et mis en couleurs par Stjepan Šejić. Seul le lettrage a été réalisé par quelqu'un d'autre, en l'occurrence Grabriella Downie. Cette histoire est parue dans la branche Black Label de DC Comics, ce qui permet un ton plus adulte, et induit un format plus grand que celui des comics habituels.

Dans son rêve, Harleen Frances Quinzel est en train de marcher dans une rue de Gotham dont la chaussée semble flotter dans les airs, les gratte-ciels sont étrangement inclinés, sur le ciel se détache le Batsignal. Tout d'un coup une nuée de chauves-souris passe au-dessus d'elle, et devant elle se tient un individu recroquevillé sur le sol, harcelé par les chauves-souris. Elle s'en approche le protège avec son corps et repousse une énorme chauve-souris anthropomorphe. Elle aide Joker à se redresser, lui annonce qu'elle est son docteur pour l'aider, et ils se mettent tranquillement à rire de concert. Un peu plus tard, elle interroge Morris, un soldat incarcéré, en tant que psychologue. Il évoque son service en temps de guerre, son amitié avec un autre soldat, la manière dont celui-ci est mort assassiné par une prostituée en pays étranger, la façon dont ça a changé sa façon de voir les choses : en territoire ennemi, chaque personne (homme femme, enfant) est un ennemi potentiel. Deux ans plus tard, elle présente sa thèse au cours d'un symposium à Gotham : pour elle la phrase clé prononcée par Morris est que l'empathie devient un handicap. Elle estime qu'en temps de guerre, ou de situation de stress prolongée, l'organisme passe en mode réponse combat-fuite, et que cela se transforme en maladie auto-immune si cet état se prolonge trop longtemps. Elle commence à s'empêtrer dans ses explications lorsqu'elle s'aperçoit que plusieurs personnes dans l'auditoire regardent leur montre et commencent à partir avant la fin.

Après cet exposé peu réussi, Harleen Quinzel va prendre un verre avec sa copine Shondra, médecin, mais avec une carrière plus prometteuse, car son projet consiste en des solutions médicamenteuses pour le traitement de certaines formes de dépression. Sa présentation à elle s'est très bien passée, et elle conseille à Harleen de se souvenir que ce qu'attendent les investisseurs, c'est des prévisions de bénéfices. Un peu rassérénée par les propos de Shondra, Harleen Quinzel rentre chez elle à pied en pensant à sa situation de célibataire, d'une trentaine d'années, sans attache. Tout d'un coup, une violente explosion se produit dans la rue transversale qu'elle s'apprêtait à traverser. Joker en sort, accompagné par 4 hommes de main. Il dégaine son revolver et le braque sur Harleen. D'un seul coup, elle repense à tous les choix qui l'ont amenée là, en fermant les yeux. À sa grande surprise, Joker a décidé de ne pas faire feu, et de monter dans la voiture qui l'attend. Mais le conducteur ne démarre pas car ils sont entourés par des fumigènes rendant la conduite impossible. La voix de Batman se fait entendre et il intervient physiquement.

Stjepan Šejić est un auteur complet qui a commencé a travaillé pour Top Cow, en particulier des épisodes magnifiques de Witchblade, puis a créé sa propre série Ravine (2 tomes avec l'aide Ron Marz), et d'autres comme Death Vigil et Sunstone. L'éditeur DC Comics lui a donc offert la possibilité de réaliser une histoire sur Harleen Quinzel (créée par Paul Dini & Bruce Timm pour le dessin animé Batman, en 1993) qui soit hors continuité. En plongeant dans cette histoire, le lecteur ressent rapidement la force de l'immersion générée par la narration. Il a accès au flux de pensées d'Harleen Quinzel, sa réaction suite à ses entretiens avec ses chefs, avec ses patients, à la fois sur le plan thérapeutique, à la fois sur le plan émotionnel. Ensuite, l'artiste maîtrise parfaitement la construction des pages, la réalisation des cases. Il travaille à l'infographie avec un rendu s'apparentant à de la peinture, les traits de contours étant assez simples, parfois donnant l'impression d'avoir été tracés à la va-vite pour certains éléments comme les poils sous les aisselles de Joker. La peinture infographique apporte des textures réalistes pour la peau, les vêtements. Šejić maîtrise parfaitement l'intégration de photographies retouchées, simplifiées en arrière-plan (par exemple pour certaines cases en extérieur), tout dosant savamment le degré de simplification : de faible, à uniquement de grands traits structurants. Il utilise les effets spéciaux de l'infographie avec retenue et pertinence, par exemple pour les flammes de l'explosion dans la rue.

Tout en ressentant la force de l'immersion, le lecteur se dit aussi que l'auteur s'attaque à une histoire difficile à rendre intéressante car il la connaît probablement déjà : Harleen Quinzel, psychologue, tombe sous le charme de Joker et devient une criminelle costumée foldingue. Stjepan Šejić dispose d'un atout : cette histoire est hors continuité, ce qui veut dire qu'il peut prendre des libertés avec la mythologie de Batman et ses ennemis. le lecteur ne peut donc pas être sûr et certain de ce qu'il va advenir d'un personnage qu'il connaît déjà. Par exemple, il découvre qu'Hugo Strange dirige l'asile d'Arkham lorsque Harleen Quinzel commence à y exercer. Par contre, la transformation d'Harvey Dent en Two-face est conforme au canon en vigueur. En fonction de sa connaissance des ennemis de Batman, il va se demander s'il peut tenir pour un fait établi que leur histoire personnelle est identique ou non, ce qui introduit des incertitudes dans le déroulement de l'histoire. Pour autant l'intrigue est bien celle-là : la jeune psychologue (30 ans) Harleen Quinzel va devenir Harley Quinn (c'est annoncé dès la séquence de rêve) au contact de Joker incarcéré à Arkham.

Néanmoins, il y a déjà le plaisir de voir Stjepan Šejić dessiner les personnages de la série Batman. Harleen Quinzel est à la fois très mignonne en jeune femme bonde, toujours bien mise, avec un sourire craquant, et un caractère bien trempé qui lui permet d'interroger les pires criminels sans être intimidée ou apeurée, et qui permet de tenir tête à ses collègues pas toujours animés de bonnes intentions. L'artiste évite de la sexualiser, même si la taille de sa poitrine a bizarrement augmenté dans le troisième épisode. Il a choisi de faire de Joker un individu d'une trentaine d'années également bien bâti, musclé sans être bodybuildé, avec des cicatrices dans le dos suite à ses différents combats. le lecteur peut être un peu déstabilisé par ce choix de montrer Joker comme un individu normal, plutôt séduisant, à part pour sa peau blanche, ses cheveux verts et son caractère volatil. Il faut attendre le troisième épisode pour découvrir une particularité physique qui constitue un manque ayant une forte incidence sur la psyché d'un individu. Stjepan Šejić dessine Batman à trois reprises (plus une case), comme un individu grand et fort, mais sans sa mystique de créature de la nuit. Il a l'occasion de représenter plusieurs ennemis emblématiques de Batman, certains de manière très convenue (Two-Face), d'autres magnifiques (Poison Ivy).

Au fil du récit, le lecteur peut apprécier le découpage des planches, d'une page avec 19 cases, à un dessin en double page ou en pleine page, mais sans abuser de ces derniers. Il se régale régulièrement de magnifiques images : un dessin en pleine page d'Harleen Quinzel prenant des notes sur son calepin, Joker et 4 hommes de main avançant avec le feu de l'explosion derrière eux, Harvey Dent et Quinzel discutant à une table sous un arbre en bordure de rivière, l'image d'Harleen Quinzel marchant sur une route reprise à deux fois, la mise en scène des entretiens entre Harleen Quinzel et les patients d'Arkham avec les expressions de visage et les postures corporelles, le motif des losanges du futur costume d'Harley Quinn, etc. D'une manière générale, Stjepan Šejić privilégie plus la narration que les images choc. Ce choix participe à positionner le récit dans le domaine du suspense psychologique. Si le sort d'Harleen Quinzel ne fait pas de doute, il reste à suivre le cheminement qui l'y conduit. En tant que thérapeute, elle est convaincue qu'il est possible de soigner les patients pour les réinsérer dans la société. En tant que citoyenne, elle a assisté au premier rang au déchaînement de la violence chaotique de Joker. Elle confronte donc ses convictions professionnelles à la réalité de la rencontre avec ces criminels endurcis. Elle confronte également ses convictions à ceux qui les côtoient comme James Gordon, d'autres psychologues (Hugo Strange par exemple), et même Batman.

Tout au long du récit, revient les deux questions suivantes. Faut-il croire en une possibilité de rédemption pour ces criminels endurcis ? Faut-il cautionner des méthodes d'intervention de type vigilant / superhéros pour pouvoir neutraliser ces supercriminels ? Stjepan Šejić n'est pas le premier à développer ces deux thématiques. Il entremêle plusieurs points de vue dont celui de Joker, ce qui sort de l'ordinaire pour ce dernier. Les convictions d'Harleen Quinzel évoluent donc en fonction des différents entretiens, mais aussi des événements extérieurs comme l'agression dont est victime Harvey Dent. de temps à autre, le lecteur éprouve la sensation que l'auteur a placé un développement à cet endroit juste parce que ça lui tenait à coeur d'exposer cette idée et que ça permet de faire avancer l'état de Quinzel, mais sans plus y revenir par la suite, comme si finalement cette idée particulière n'avait pas plus d'importance que ça, qu'elle aurait pu être remplacée par une autre. Cela introduit une sensation d'arbitraire qui culmine avec le geste impulsif d'Harleen Quinzel à la fin de l'épisode 2, un passage à l'acte qui apparaît très soudain. de la même manière la concomitance de la transformation d'Harvey Dent apparaît bien pratique pour pouvoir permettre l'évasion du dernier chapitre.

Ce récit sort de l'ordinaire et mérite sa place au sein du Black Label. Stjepan Šejić se montre un auteur complet maîtrisant bien sa narration et la construction de son récit, avec des planches au service de l'histoire. Alors que le lecteur connaît déjà l'histoire, l'auteur parvient à l'y intéresser en donnant une épaisseur remarquable au personnage principal. Il montre que le sort d'Harleen Quinzel est directement lié à l'existence de ces criminels sans remords, la mettant au pied du mur quant à ses pratiques thérapeutiques. En fonction de ses attentes, le lecteur est alors pleinement satisfait de cette évolution progressive d'une personne se heurtant à la réalité, ou reste un peu sur sa fin du fait que la thématique de la sécurité et de la transgression ne soit pas tout à fait assez développée.
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