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Critique de karmax211


"Le bonheur de l'écriture, je commençais à le savoir, n'effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l'aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable."
Ces mots, Jorge Semprun les écrit dans - L'écriture ou la vie -, livre autobiographique et de témoignage sur ses deux années passées à Buchenwald, camp de la mort et de la barbarie nazie.
Dans - le grand voyage - écrit seize années après son retour de déportation, le lecteur est invité à suivre les "errances" d'un cerveau pris au piège de 120 hommes entassés dans un wagon à bestiaux en route vers l'inconnu dont ingénument certains s'accrochent à l'idée "rassurante" qu'il pourrait prendre la forme d'un camp de travail... dur, certes, mais loin de l'enfer mis au point et mis en scène par les nazis.
Durant cinq jours et cinq nuits, ces 120 hommes vont sans manger ( sauf une fois, un brouet trop salé ) et surtout sans boire, affronter "la fuite monotone et sans hâte du temps" au coeur de l'hiver, entassés dans un wagon de marchandises qui fait partie d'un convoi de prisonniers déportés, partis de Compiègne avec pour destination Buchenwald.
Le narrateur, Jorge Semprun donc, "fait couple" avec un jeune homme, contrepoint du jeune intellectuel pédant qu'il est ... il a dix-neuf ans ( dixit Semprun en personne ), "le gars de Semur" comme il l'appelle, est le modérateur, le bon sens, le point d'équilibre au sein de ce binôme en route vers l'impensable.
Leurs échanges vont ponctuer le cours de ce voyage.
Le récit s'inscrit à la fois dans le présent de ce wagon, avec ses moments forts : la mort d'un vieil homme dont les derniers mots sont : "vous vous rendez compte ?", l'épisode de la tinette, l'arrêt "ravitaillement" où les déportés assoiffés ont droit à un brouet trop salé, un gamin nazifié qui leur lance sans comprendre des pierres chargées de toute la haine aveugle de celui qui est né dans un monde dont l'histoire était déjà écrite, les "spectateurs" allemands qui voient les corps nus ( punition après une tentative d'évasion ) de ces déportés humiliés, dépouillés du peu de dignité qu'il leur restait...
Il s'inscrit dans le passé : l'exode de l'auteur, républicain espagnol , vers la France, ses études à Henri IV, son entrée dans la résistance, sa capture dans le Morvan, son internement et les conditions de celui-ci, sa relation et ses échanges avec une sentinelle allemande, son arrivée à Buchenwald ( scène surréaliste, absurde, tragiquement théâtralisée ), certains épisodes de ses deux années d'emprisonnement, la libération du camp, et ce moment très fort où il entre dans une maison de civils allemands, qu'il demande à la visiter, parce qu'il veut "voir de dehors" après n'avoir vu pendant deux ans que de "dedans', ce que lui accorde la propriétaire, une vieille Allemande déconcertée mais pas inquiète, et qui ne prend peur que lorsque son "hôte" arrivé dans la pièce principale au premier étage voit que la fenêtre jouxte le crématoire et se tourne vers elle qui a vu, qui a su... la vieille femme se défend en arguant du fait qu'elle aussi a perdu ses deux fils tombés sur le champ de bataille... mais toutes les morts se valent-elles ? demande-t-il en quittant les lieux. La visite de jeunes femmes "humanitaires" voulant visiter le camp et confrontés à l'horreur ( les restes calcinés ou pas des corps au crématoire, une montagne de plus de quatre mètres de hauteur de cadavres entassés...)
Le massacre transformé en chasse à courre de quinze jeunes enfants juifs âgés de huit à douze ans et qui sont les seuls survivants d'un convoi où les déportés entassés à 200 dans les wagons sont tous morts de froid...
Il y a aussi le futur immédiat et celui plus éloigné.
À la question de ces allers et retours entre présent, passé et futurs, Jorge Semprun a répondu qu'il était dû au travail de décantation du temps, et que dix-sept ans s'étant écoulés depuis la libération, il ne pouvait pas ignorer ce qu'était devenu le monde au moment où il a écrit son livre.
De plus cette malléabilité temporelle du temps lui a, dit-il, permis de mieux faire ressortir la densité de ce temps.
C'est donc à un voyage intérieur avec ses questions philosophiques, politiques, historiques, littéraires, "existentielles" ( pour faire simple ) auquel est convié le lecteur, un voyage intérieur qui nous permet de l'accompagner sur les chemins tourmentés de l'Histoire.
Semprun qui croyait, avec se livre, s'être "débarrassé" de la nécessité de témoigner, enchaînera directement après - le long voyage - avec - le long retour - et les autres, montrant ainsi que l'horreur des camps ne s'efface pas d'un trait de plume et continue de vous hanter votre vie durant.
Ce premier livre lui a valu en 1963 le Prix Formentor, un Prix attribué par treize éditeurs, le livre étant traduit en treize langues.
"Je n'avais pas vraiment survécu. Je n'étais pas sûr d'être un vrai survivant. J'avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie." ( L'écriture ou la vie )
"Mais oui, je me rends compte. Je ne fais que ça, me rendre compte et en rendre compte." ( le grand voyage )
Un livre magnifiquement écrit par un rescapé "illustre".
Un indispensable !
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