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Critique de Erik35


«NOUS ALLONS TOUS MOURIR !»

Les fans d'une certaine série télévisée crée par le metteur en scène et comédien Alexandre Astier auront évidemment reconnu l'une des phrases cultes attribuées au personnage de Bohort (chevalier d'ailleurs pour le moins oublié de la grande Geste Arthurienne). Blague et références populaire mises à part, s'il est une certitude, c'est bien celle-ci ! Il n'empêche : si nous avons individuellement la certitude de notre fin prochaine (malgré les délires trans-humanistes de certains), quelque chose en nous est pour ainsi dire "programmé" pour nous imposer cette idée que d'autres après nous poursuivrons "notre" oeuvre, à commencer par notre descendance directe et donc un peu de nous-mêmes à travers nos gênes, ainsi que la transmission de "valeurs", ou encore tel ou tel type d'éducation, de convictions (religieuses ou pas), et qu'ainsi nul ne meurt vraiment, même après l'arrêt définitif du muscle cardiaque et l'anéantissement du cortex cérébral. Las ! Tel le Bohort (ou Bors selon les versions) de la légende qui, seul des trois héros partis à la découverte du Graal (avec Galaad et Perceval) revint vivant de cette quête ultime afin d'annoncer aux hommes qu'il a été retrouvé, Pablo Servigné et son acolyte Raphaël Stevens nous sont revenus du pays des chiffres, des études statistiques, des ouvrages de spécialistes, didactiques ou non, vulgarisés ou savants, des conclusions d'expertises toutes plus pointues et précises les unes que les autres pour nous annoncer, en quelque sorte, qu'ils y ont vu la fin possible - probable ? - de NOTRE monde thermo-industriel et comment elle est sans doute sur le point d'arriver, que «nous allons tous mourir», mais cette fois possiblement de manière collective...! Ce qu'il ne faut, au passage, surtout pas confondre avec la fin DU monde - ce que le cinéma hollywoodien aime tant mettre en scène sous cette appellation biblique d'Armageddon -, cet effondrement annoncé ici devant assurément faire place à "autre chose", à d'autres manières inédites ou resucées de concevoir le monde, les rapports à l'autre au sein d'une société, le développement, etc. Inutile, donc, d'aller creuser un abri anti-atomique géant capable de durer mille ans ni de passer tous vos futurs week-end à apprendre comment survivre seul, sans eau et avec un simple couteau suisse dans la jungle : la résolution des problèmes à venir ne réside probablement pas plus dans ce genre d'approche "survivantiste" et, reconnaissons-le, terriblement égoïste.

Certes, ce genre de nouvelles alarmistes, catastrophistes, définitives ne sont pas, en elles-mêmes, inhabituelles. Les grands mouvements millénaristes reposent pour une grande part sur ce genre d'annonces. Mais, d'une part, le discours de nos deux chercheurs est bien plus subtil, modeste et documenté que ne le seront jamais les élucubrations de quelque gourou en mal de notoriété ou de toute puissance et, d'autre part, s'ils ont la quasi certitude d'UN effondrement à venir - avec cette autre certitude que ce n'est plus pour "après-demain" ni même pour un demain encore un peu lointain, mais pour un demain proche, à l'échelle d'une vie humaine -, ils n'ont ni la capacité ni le désir (par simple honnêteté intellectuelle) d'en annoncer la date pas plus que les modalités de cet effondrement. Mieux (ou pire, selon les points de vue), si toutes leurs conclusions les incitent à affirmer que notre actuelle civilisation thermo-industrielle telle qu'elle s'est développée depuis l'invention du moteur à vapeur il y a environ deux siècles (et qui a, en quelque sorte, inséré des millions d'esclaves carbonés et petro-chimiques dans nos moteurs à fabriquer de la "croissance") est sur le point inéluctable de basculer vers sa fin plus ou moins prochaine (mais plutôt plus que moins), cela ne signifie en rien, selon eux, qu'après ce sera juste la fin de tout ou "seulement" le chaos absolu. Toute l'histoire de l'humanité est parcourue par ces effondrements, souvent rapides et lents à la fois, de grandes civilisations. L'effondrement structurel, économique, culturel et sociétal le mieux documenté, sans doute, est celui de l'Empire Romain, qui s'est déroulé en l'espace de trois ou quatre générations (avec quelques moments d'accélération ici et là) peut déjà nous offrir quelques indices quant à notre propre effondrement à venir. Mais il nous dit aussi autre chose : c'est que les supposés "temps barbares" qui lui ont succédé ne sont pas, loin s'en faut, cette période affreuse de chaos total, de loi de la jungle irrémédiablement violente que les historiens d'antan se sont souvent complus à décrire. Si la disparition des grands États centralisés, des institutions administratives complexes, des corpus légaux byzantins, bref, de tout ce qui structurait l'existence de nos antiques, est avérée comme faisant suite à ces chutes civilisationnelles, il n'en demeure pas moins que d'autres manières de réguler les sociétés, de mettre en place d'autres types de "vivre-ensemble" pour reprendre une expression affreusement en vogue (et qui finit par ne plus vouloir dire grand chose à force d'être évoquée à toutes les sauces), de refonder le contrat social cher à Rousseau se mettent en place très vite, et pas forcément que pour le pire. (Voir à ce sujet, et pour les lecteurs pressés mais curieux, l'excellentissime quatrième volume de "L'histoire dessinée de la France" intitulé "Les Temps barbares". Il y est fortement question de la mutation de l'Empire romain en cette autre chose moins informelle mais tout aussi opérante, finalement) que furent les instables royaumes francs. de même, une importante documentation historique et scientifique prouve désormais avec certitude que dans des situations de catastrophes inattendues, et contrairement à tout ce que l'on pourrait penser et surtout voir (au cinéma, en particulier), des chaînes de solidarités spontanées se mettent alors en place, des actes parfois totalement inconsidérés de bravoure gratuite surgissent et, sauf exception individuelle, un véritable sens de l'empathie s'exprime lorsque tout le reste semble perdu. On est alors bien loin de ces spectacles filmés dans lesquels violence, lâcheté et égoïsme prendraient systématiquement le pas sur tout le reste (deux exceptions cependant : les catastrophes humaines liées à un enfermement concentrationnaire de même que les conflits armés complexes).

Mais soyons franc : Si cette partie plutôt conclusive de "Comment tout peut s'effondrer" veille à (re)donner quelques lueurs d'espoir (ou, du moins, à ne pas sombrer dans un désespoir totalement paralysant et déresponsabilisant), c'est après avoir assez longuement passé en revue toutes les raisons possibles et même, selon eux, probable, de l'effondrement à venir, qui est d'ailleurs, selon la thèse des collapsologues, déjà en cours. Car il est un autre écueil que l'ataraxie produite par l'annonce du pire, selon les deux auteurs, et c'est le déni de tout ce que nous avons pourtant presque quotidiennement sous les yeux (dans la presse, par les biais cognitifs, par le raisonnement, etc), refus d'admettre le réel que l'on peut illustrer par l'image de l'autruche qui met sa tête dans le sable pour fuir la réalité, ce qui ne l'a jamais empêché de se faire dévorer par un prédateur ni d'être écrasée par la chute d'un arbre.

Voici, en très résumé, les constats que font nos deux auteurs. que nous connaissons peu ou prou séparément mais qui, une fois assemblés, donnent une vision pour le moins cauchemardesque de notre réalité actuelle et prochaine :

- «Pour se maintenir, éviter les désordres financiers et les troubles sociaux, notre civilisation industrielle est obligée d'accélérer, de se complexifier, et de consommer de plus en plus d'énergie. Son expansion fulgurante a été nourrie par une disponibilité exceptionnelle - mais bientôt révolue - en énergies fossiles très rentables d'un point de vue énergétique, couplée à une économie de croissance et d'endettement extrêmement instable. Mais la croissance de notre civilisation industrielle, aujourd'hui contrainte par des limites géophysiques et économiques, a atteint une phase de rendements décroissants. La technologie, qui a longtemps servi à repousser les limites, est de moins en moins capable d'assurer cette accélération, et "verrouille" cette trajectoire non-durable en empêchant l'innovation d'alternatives.» Fermez le ban !

Ainsi, en à peine deux siècles de développement de notre civilisation thermo-industrielle - l'un ne pouvant aller sans l'autre pour être ce qu'elle est : industrielle quant à la norme de production ; thermique puisque sans cette énergie facile et d'un rendement jamais atteint jusqu'à ce jour, cette industrialisation de tous les aspects de nos existences n'auraient jamais pu voir le jour. Sauf que cette énergie a non seulement un coût (financier mais surtout climatique et environnemental) mais, surtout, qu'elle est en voie rapide d'épuisement -, et plus encore depuis le début des fameuses "trente Glorieuses" (une véritable anomalie en terme de civilisation : jamais aucune d'elles n'a connu une telle explosion de croissance, quelle qu'elle fut, jamais une telle apparence de progressivité sans fin), date à partir de laquelle le philosophe Dominique Bourg place d'ailleurs le début de l'ère Anthropocène (voir à ce propos son excellent ouvrage récent intitulé "Une nouvelle Terre"), nous sommes passés d'une croissance, d'une intervention sur, et d'une exploitation du monde qui nous environne qui étaient proches de zéro (en terme de pourcentage) à un ensemble invraisemblable d'exponentielles : que ce soit en terme de population (et son corollaire la surpopulation), d'exploitation des richesses des sols (combustibles fossiles, minerais, eau, sables, etc) et leur fin tout aussi programmée que de plus en plus prochaine, de complexification sans fin ni frein de nos sociétés (ce qui les rend à la fois plus soutenables et immensément plus fragiles), de financiarisation délirante mais sans le moindre lien véritable avec le réel, d'infrastructures omniscientes, omnipotentes mais à bout de souffle, de surexploitation démesurée et mortifère de la biosphère (avec, là aussi comme corollaire, la destruction irrémédiable de niches écologiques de plus en plus importantes), nous avons atteint et même, dans de nombreux cas, dépassés toutes les limites géo-biophysique possibles de notre petite planète. Et comme si cela ne suffisait pas, nous reculons sans cesse les frontières du raisonnable, même si celle-ci sont encore plus difficiles à définir que les limites pures - géo-biophysiques - liées à ce que la terre peut produire ou pas. Un peu comme si nous étions dans un véhicule que nous aurions préalablement débridé, que nous pousserions au-delà de ses limites structurelles, faisant ainsi surchauffer son moteur - au risque de le voir exploser - tout en sachant pertinemment que le réservoir est presque vide mais qu'en plus nous en aurions bloqué la direction, cassé les freins et que nous ne sommes plus sur la route mais en plein brouillard à dévaler une pente dont ne pouvons plus voir les contours, les obstacles ou les nids de poule !!! N'importe quel automobiliste, même le plus chevronné fut-il, sait comment ce type de conduite folle est susceptible de se terminer...

Pour filer un peu plus la métaphore routière, le soucis, désormais, n'est plus de savoir si nous allons droit dans le mur mais d'envisager l'allure à laquelle nous sommes en train de nous y projeter : à petite vitesse, il n'y a que des bobos superficiels, à allure moyenne, les handicaps s'annoncent important, à vive allure... Ce qui est terrible avec cet ouvrage c'est qu'il nous met sous les yeux ce que, dans nos quotidiens, dans nos vies de plus en plus sujettes à l'accélération, nous ne voulons plus ou que, souvent, nous ne pouvons même plus voir ! Nulle leçon de morale : les auteurs ne sont pas plus des gourous qu'ils ne se veulent dispensateurs de bonne notes, même si, comme expliqué dans cette longue introduction, ils estiment que de nombreuses pistes sont encore exploitable, à la condition expresse qu'on veuille bien les prendre en considération. Or, pour l'heure, il faut bien reconnaître que, ni à l'échelle des institutions, ni à celle des individus, rien ne semble devoir changer et que le mot d'ordre général demeure : «Business as usual». Jusqu'à disparition totale du dit business par manque de bons petits soldats consommateurs...

Pour cause d'Effondrement.

CQFD.
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