L'invention d'un tableau : La Tempête de Giorgione

Dans la tempête, Giorgione a atténué le sujet et l'a repoussé à l'arrière plan pour le rendre impénétrable à la majorité des observateurs: il l(a pour ainsi dire arraché dans les manuscrit et les fresques, extirpé du patrimoine commun, pour montrer ces personnages mystérieux et solitaires comme s'ils sortaient de la seule imagination du commanditaire, comme s'ils n'étaient que le signe d'une piété privée refusant de s'exprimer selon les formules établies et intégrant toute la mémoire du sacré dans sa propre vision du monde

dans l'esprit de Giorgione, le regard porté sur la nature devient immédiatement couleur; ses peintures suppriment le dessin et y gagnent la vie, "une vie intense grâce à un certain assombrissement bien compris"; ainsi, "les meilleures peintres contemporains disaient qu'il était n" pour insuffler la vie à ses personnages", "il faut avouer que ses coups de pinceau sont autant de sang et de chair mêlés, mais de façon si moelleuse et si facile qu'on ne peut plus parler de finition picturale mais de vérité naturelle".

"Les idées" que Giorgione traduisaient dans de savants mélanges de couleurs n'étaient pas seulement les siennes, dans certains cas au moins, le commanditaire proposait un sujet et lui demandait en même temps de l'adapter à la sensibilité personnelle en le couvrant comme par pudeur, d'un voile d'allusions à peine visible.

atteindre la vérité du réel - qui est vie et mouvement - avec un mélange de couleurs - en éliminant le contour qui bloque les silhouettes sur le fond et en disposant au contraire celles ci dans des ombres floues et estompées, telle était donc la manière de Giorgione.

Choisir un tableau pour manifester sa sensibilité personnelle, c'était se trouver confronté à la tradition iconographique qui devait peser de tout son poids sur "l'invention". Pour transformer un sujet de l'intérieur, pour le rendre moins compréhensible, il fallait donc rechercher des iconographies rares et peut être atténuer en même temps sa signification, en éliminant ou en estompant certains indices trop explicites.

la vox a longe divine, terrible et menaçante sous l'apparence de la foudre non seulement prédit à l'homme un irrévocable destin de labeur et de douleur mais annonce aussi enigmatique, dans le "hiéroglyphe" des colonnes brisées, que la mort interrompra désormais la vie. un sens de la vie plus riche et plus intense a ajouté l'emblème de la mort aux conséquences de la faute d'Adam.

la toile de Giorgione semblait se prêter à une telle banalisation: les majes, dépouillés de toute condition royale, n'y sont plus les témoins bouleversés d'une apparition surnaturelle mais les savants interprètes d'un phénomène naturel, fut il étranger à l'ordre immuable des choses, comme l'apparition d'une étoile.

souvent le grand critique est lui même collectionneur et dessinateur, et il consacre une partie de son activité à distinguer l'inspiration du critique de celle de l'artiste, contribuant en quelque sorte à faire de la critique "l'art de l'art".

au cours du XIXème siècle, la critique artistique prend donc le caractère de science de la jouissance esthétique et de la transmission par le langage.

la critique d'art a ainsi fourni de délicieuses pages de prose artistique, rivalisant d'effets stylistiques avec le tableau tout en multipliant les déclarations aussi stéréotypées qu'enthousiastes.