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Critique de Nastasia-B


J'ai entendu ou lu beaucoup de mal de cette tragédie. On l'accuse d'à peu près tout ; on met en doute qu'elle soit bien de la main de Shakespeare ; on l'accuse de verser dans le gore et l'horreur ; de facilité pour satisfaire un public peu raffiné, et de mille autres maux encore.

Et bien permettez-moi de ne pas souscrire à ce concert de crachats. Je n'affirmerai pas qu'il s'agit de la meilleure tragédie de son auteur, ça non. Mais en tout cas, je la trouve extraordinairement plus intéressante que la dernière comédie de William Shakespeare que j'aie lu, le Songe D'Une Nuit D'Été.

Alors, c'est vrai ; c'est vrai qu'il n'a pas eu peur de faire jaillir l'hémoglobine à chaque coin de scène ; c'est vrai qu'il a misé sur le fait de choquer son public pour faire naître de l'empathie vis-à-vis d'actes, eux-mêmes, horribles.

Qu'en est-il ? Titus Andronicus est un vieux général romain à la droiture et au patriotisme irréprochables, tout auréolé de gloire, qui s'en revient d'une campagne fructueuse (surtout tueuse) en Germanie. Il a réussi à soumettre les Goths et ramène d'ailleurs, au titre de trophée de guerre, la reine d'entre-eux, Tamora, ainsi que ses trois fils.

Pendant ce temps à Rome, les fils de l'empereur décédé, Saturnius et Bassianus, s'écharpent à qui mieux mieux pour savoir lequel des deux sera le prochain souverain. Au sénat, beaucoup pensent que Titus Andronicus ferait un bien meilleur empereur que ces deux jouvenceaux bouffis d'orgueil et à la morale discutable.

Toutefois, le vieux général décline l'honneur qui lui est fait et préfère se montrer loyal envers la lignée impériale. Il préfère jouir paisiblement de son prestige auprès des quelques fils qui lui reste et qui se sont illustrés, comme lui, sur le champs de bataille. Tous les autres sont morts au combat pour Rome.

Titus Andronicus prend donc le sage parti d'incliner en faveur de Saturnius, l'aîné des deux frères, en qualité d'Empereur et d'accorder sa somptueuse fille Lavinia à Bassianus : prix de consolation amplement suffisant aux yeux de l'intéressé tant tout Rome souhaitait obtenir la main de la belle.

Saturnius qui était sur le banc des prétendants à la main de Lavinia se voit donc dans l'obligation de reporter ses ardeurs amoureuses sur la non moins pulpeuse reine des Goths, Tamora, dont on espère ainsi apaiser le peuple fraîchement soumis. (J'ai écrit " pulpeuse " sans aucune indication concordante dans le texte, uniquement en souvenir d'un antique slogan publicitaire, " Tamora relève le plat ", veuillez me pardonner.)

Tout va bien, alors ? me direz-vous. Nul besoin de sang ni de tragédie dans ce monde idyllique. Euh... pas tout à fait, en fait. D'une part, Titus Andronicus satisfait à la tradition religieuse romaine du vainqueur de sacrifier aux Dieux le fils aîné des vaincus. Tamora l'implore à genoux d'épargner son fils Alarbus mais rien n'y fait ; celui-ci est sacrifié en bonne et due forme.

Imaginez l'onde de ressentiment qui émane de Tamora à l'endroit de Titus (je vous laisse quelques secondes pour imaginer). Voilà, vous voyez, ce n'est pas rien. Sachant, en plus qu'elle s'accoquine d'un Maure aux noirs desseins (et je crois qu'elle aime bien d'ailleurs ses noirs dessins). Attention, attention, c'est là qu'il risque d'y avoir du sport. Vous avez aimé les carnages de la Reine Margot ? Ça vous a plu ? Vous en voulez encore ?

Pas de problème, ça va gicler de partout. Tamora demande à ses deux fils de s'en prendre à la fille de Titus. Le Maure machiavélique imagine le moyen d'assouvir la vengeance de la reine. Lors d'une partie de chasse où le gratin est convié, les deux fils de Tamora s'arrangent pour assassiner Bassianus, le frère de l'empereur, sous les yeux de sa charmante jeune épouse Lavinia.

La pauvre, horrifiée, témoin embarrassant du crime n'a sans doute plus qu'à mourir. Mais non, et c'est là que les conseils abjects du Maure prennent toute leur dimension d'horreur. Les deux lurons violent Lavinia en bonne et due forme et, pour que l'abjection soit complète, lui tranchent les deux mains, pour qu'elle ne puisse plus écrire, et surtout, lui découpent la langue, afin qu'elle ne puisse plus parler.

Vous êtes écoeurés ? Attendez, vous n'avez pas tout vu. Le Maure s'arrange pour que deux fils de Titus découvrent le cadavre de Bassanius au fond d'une fosse et, tandis qu'ils s'émeuvent du crime, le Maure amène Saturnius, Empereur et frère de l'assassiné, auprès du cadavre, en indiquant que ces deux-là sont les auteurs du méfait.

Le résultat de se faire pas attendre. Les deux fils de Titus sont conduits à Rome pour y être décapités. Mais le vieux Titus espère encore intercéder en leur faveur, eu égard aux nombreux services rendus, afin de prouver leur innocence. Et là encore, le Maure trouve un stratagème odieux. Il annonce à Titus que s'il lui offre sa main tranchée en signe de soumission, l'empereur épargnera ses deux fils. Mais, vous imaginez bien qu'à peine la main arrive sur le bureau de l'empereur, les deux têtes de ses fils atterrissent sur la table de Titus.

Si je récapitule, pour Titus, deux fils décapité, une adorable fille violée, démembrée, défigurée, son dernier fils banni de la ville de Rome et lui même, allégé d'une main. Peut-on gravir encore un échelon sur l'échelle de l'horreur ?

Sans doute, mais ça, ce sera à vous de le découvrir si le coeur vous en dit. Sachez toutefois que cette tragédie annonce à bien des égards d'autres tragédies fameuses de William Shakespeare. Le Maure, par exemple, n'est autre qu'un avatar de Iago dans Othello. Tamora, la reine sanguinaire rappelle à s'y méprendre la mémorable Lady Macbeth.

Songeons, au demeurant, que pour nos amis anglais, l'histoire de Boudica (ou Boadicée), la reine celte qui s'est insurgée contre Rome dans le sang à l'Antiquité est bien présente dans l'imaginaire. Donc, rien d'étonnant, dans le contexte sanglant des guerres de religion (en France notamment) et avec une telle histoire nationale que Shakespeare soit allé lorgner du côté obscur de la tradition latine, notamment les écrits de Lucrèce, témoin d'abominations autour du pouvoir à Rome.

Je ne partage donc pas l'opinion commune qui consiste à considérer cette pièce comme du " sous-Shakespeare ". C'est un autre Shakespeare, mais pas moins bon, pas moins fort que tous les autres aspects de son talent. On peut, évidemment, être moins admiratif de telle ou telle facette de sa production théâtrale. Personnellement, j'aime encore mieux cette tragédie bien sanglante que ses comédies bourrées d'elfes et de fées qui ne me font rien passer. C'est affaire de goût. Et, une fois encore, une fois pour toutes, ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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