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Critique de Soleney


Comment comprendre un texte vieux de près de mille ans sans contexte ?
L'histoire se passe en 778 – vingt-deux ans avant que Charlemagne devienne empereur. Cela fait déjà dix ans qu'il est roi de France, et qu'il agrandit progressivement son royaume. Dernièrement, il a entrepris une campagne militaire en Espagne – assez peu réussie, d'autant plus qu'il est obligé de l'interrompre pour mâter une révolte des Saxons dans son propre pays. En traversant les Pyrénées pour revenir en France, son arrière-garde, dont son neveu Roland faisait partie, est massacrée par des montagnards chrétiens – la confession est importante, vous saurez bientôt pourquoi.
Il faut savoir que, dans La Chanson de Roland, on s'assoie sur l'histoire et on lui chie dessus.
Tout comme les lois de la physique et de la biologie.
Car c'est une chanson de geste : un récit versifié relatant des exploits guerriers appartenant au passé. Il y a beaucoup de sang, des batailles épiques, des duels acharnés, des boucliers qui volent en éclat, des boyaux qui se répandent, de cervelles qui coulent par les oreilles à force de souffler dans des cors… Bref, on s'amuse bien ! Mais pas trop quand même : le tout est saupoudré d'un enjeu religieux pour justifier les agressions. Car les Français sont venus envahir l'Espagne, mais : « À nous le bon droit, à ces canailles le tort », dixit Roland. Bon droit ? Bien sûr : c'est parce que nous, on croit au vrai Dieu. Et pas eux. Il fallait y penser.
D'où les nombreuses infidélités à l'histoire : Roland ne se fait plus agresser par des chrétiens, mais par l'armée de Marsile, le roi d'Espagne. Cette embuscade est le fruit d'une vengeance ourdie par Ganelon, le futur beau-père de Roland, qui s'est accoquiné avec les infidèles. Comment ? Un Français qui trahit son pays, est-ce possible ? Pas tout à fait. Il n'a pas vraiment voulu trahir son pays, seulement se venger d'un affront… En oubliant que l'homme en question étant le neveu du roi, cela ne pouvait qu'être un crime de haute trahison. Les ennemis sont de confession musulmane, ils sont retors, et les bons Français se battent à un contre dix.
Car voilà, l'ouvrage n'est pas très partial. Les Maures sont dépeints comme des êtres vils et sans honneur – ils fuient la bataille dès qu'ils sentent le vent tourner, les faquins ! Alors que ces braves Français, eux, se battent pour l'amour de Dieu et de Charlemagne. Ils n'ont pas peur de se jeter dans une bataille perdue d'avance – de toute façon, ils ont raison et Dieu est avec eux.
Les meilleurs des hommes, évidemment, sont les membres de la famille royale. Même leurs défauts sont des qualités : Roland et Charlemagne ont tous deux un caractère emporté qui leur jouera des tours, mais dont l'auteur parle avec complaisance. Autrement, je vous rassure, ils sont altiers, pétris d'honneur, de bonté, de droiture, du sens du devoir. La France a bien de la chance de les avoir à sa tête.
Cela ressemblerait si bien à de la propagande si Charlemagne avait été encore en vie. Mais ce texte a été écrit au 11e siècle, soit trois cents ans après son accession au titre d'empereur.
Pourtant, l'auteur n'hésite pas à en faire des caisses, et même à affirmer que Dieu envoie à Charlemagne des rêves prémonitoires, que le soleil arrête sa course pour lui permettre de rattraper les fuyards avant le crépuscule, que l'ange Gabriel lui apparaît pour le conseiller, qu'il a atteint l'âge respectable de deux cents ans, qu'il est resté sept ans en Espagne à domestiquer ces chiens de musulmans (d'ailleurs on fait pas trop la distinction entre Maures et Espagnols, parce que t'façon, au sud des Pyrénées, c'est rien que des infidèles), que sa sagesse est soulignée par la blancheur et la longueur de sa barbe (à laquelle on fait abondamment référence, au cas où le lecteur l'oublierait)… Indubitablement, Charlemagne a été choisi par Dieu pour régner sur la fille aînée de l'Église.
Au niveau du style, attendez-vous à être surpris : le style épique, contrairement au style narratif, préfère la répétition. C'est si déroutant, pour nous autres lecteurs du 21e siècle, qu'on dirait que l'auteur radote. Mais la répétition était un outil pour assurer la liaison entre deux laisses (deux strophes), souligner la progression, mettre en exergue des détails que l'auteur estime importants, faire un effet d'écho entre deux scènes, mais aussi pour donner une certaine musicalité au texte. Normal : la chanson de geste est destinée à être chantée et accompagnée musicalement.
En somme, j'ai passé un très bon moment. J'ai ri des exagérations, soupiré des caricatures et apprécié les batailles. Et surtout, je me suis sentie profondément dépaysée. La Chanson de Roland est un texte facilement accessible une fois traduit en français moderne ; et n'a pas manqué de me rappeler les shonen japonais et leurs scènes d'action démesurées. En vérité, ils n'ont rien inventé !
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