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Critique de Woland


On ne le répètera jamais assez : quelques uns des meilleurs "Maigret" se déroulent au bord de l'eau, qu'il s'agisse de l'eau douce et ronronnante des grands fleuves ou de celle, plus âpre et plus souvent portée aux colères inattendues, de l'océan. Avec le capitaine Joris, échappant de peu à une balle qui voulait lui fracasser le crâne, puis soigné par un chirurgien anonyme mais des plus habiles qui ne parvient tout de même pas à lui rendre la mémoire ; avec cette silhouette, devenue amnésique et quasi muette, retrouvée errant dans un Paris où elle ne reconnaît rien et où il faudra attendre la sortie des journaux de province pour que Julie, la bonne à tout faire du malheureux, se précipite au Quai des Orfèvres ; avec ce personnage aimable, silencieux, que le lecteur devine bon, généreux, brave homme, quoi , qu'un parfait salaud trouve pourtant le moyen d'achever à la strychnine le lendemain-même de son retour chez lui, à Ouistreham, "Le Port des Brumes" fait partie de ces réussites de Simenon, que fouettent des embruns implacables, que bouscule dans tous les sens un vent incontrôlable, tour à tour joueur et impitoyable, qu'accable enfin une pluie lente, solennelle, toute-puissante, qui a cessé d'être un phénomène climatique pour devenir un personnage à part entière et qui décevrait fort le lecteur si elle refusait de jouer son rôle.

"Le Port des Brumes" se lit encore mieux la nuit, alors que la pluie justement tambourine sur votre toiture et que le vent ne cesse de tourner, sournois, bouffon, inquiétant - malveillant, qui sait ? - autour de votre maison, de votre appartement, de votre jardin - autour de vous. Hanté par une humidité aussi constante que résolue, par des brouillards ambigus où s'allument de temps à autre des feux, rouges ou verts, à peine nés qu'aussitôt renvoyés à leur néant, par les silhouette plus ou moins vagues des bateaux au port ou en partance - mais sont-ce bien tous des bateaux ? - et par les silhouettes, encore moins faciles à définir et surtout à ramener sous les feux de la rampe, des notables du coin, dont un maire aussi vaniteux qu'envahissant par son obstination à mener lui-même (enfin, c'est lui qui le dit ) son enquête personnelle sur un administré pour qui (c'est encore lui qui le dit ) on ne pouvait qu'avoir de la sympathie en dépit de la mollesse certaine de caractère dont il faisait preuve et de ses origines un peu ... comment dire ? ... oui, un peu humbles What the fuck ?!? , ce roman évoque malgré tout un coussin d'un moëlleux somptueux, dans lequel on s'enfonce et on s'enfonce encore, avide de savoir à tous prix - et peu importent les heures qui passent - qui a commis l'ignominie suprême d'achever à la strychnine un pauvre amnésique dont le seul tort avait été de s'être montré un véritable ami.

Les scènes comiques, dont certaines à la limite du cocasse, mais un cocasse quand même un brin inquiétant, ne manquent pas. Il y a tout d'abord le maire, Grandmaison, épié par Maigret et Janvier et qui se fait rosser plusieurs fois, et de manière ma-gis-tra-le ! par Grand-Louis, le propre frère de Julie. Désireux avant tout de savoir pourquoi ce maire si hautain reçoit chez lui un simple matelot débraillé, à qui il offre à boire, à manger et avec qui il entame une partie d'échecs (!!!), les deux policiers n'interviennent pas. Grand-Louis est un costaud mais il sait où s'arrêter.

Il y a aussi la scène où Maigret se retrouve piégé - entre autres par Grand-Louis - et ligoté comme un saucisson sur le quai, attendant une aube qui, en ramenant les premiers pêcheurs et employés des douanes, lui permettra de retrouver et son aplomb terrestre, et sa dignité de commissaire divisionnaire.

Et pourtant, le drame est là. Présent plus que jamais, pourrait-on dire. Un drame intime, l'une de ces vieilles histoires familiales à laquelle le capitaine Joris avait simplement voulu aider à apporter un point final - et heureux. Un drame dont on a bien du mal à dévider l'écheveau tant Simenon nous emporte sur des fausses pistes tournant toutes plus ou moins autour du rachat du Saint-Michel, le bateau sur lequel navigue Grand-Louis et qui, même s'il est lié à l'affaire, n'en est pas le noeud central. Nous aussi secoués par les rafales et les gifles pluvieuses qui nous attaquent de tous côtés, glissant sur des pavés trop humides et dans des trous qu'on ne parvient pas à discerner tant ils sont noirs et tant est noir "Le Port des Brumes", tombant, nous relevant animés par le désir bientôt obsessionnel de connaître le nom de l'empoisonneur à la strychnine, serrant de plus en plus fort les dents non sur quelque pipe mais sur ce qui finit, parfois, par nous apparaître comme quelque impossible défi, que Maigret lui-même ne parviendra pas à relever, nous avançons, nous claudiquons, nous nous traînons même jusqu'au coup de feu final et libérateur. En voilà un, en tous cas, que nous ne pleurerons pas ...

Amoureux de la pluie, du vent et des spectres du passé qui errent dans des brumes narquoises et souveraines, rejoignez-nous à Ouistreham ou plutôt au "Port de Brumes" de Georges Simenon. Vous verrez que l'étape y sera chaleureuse. ;o)
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