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Critique de Woland


Un Maigret un peu spécial, où, je suis la première à le déplorer, l'analyse psychologique si fine à laquelle nous a habitués Simenon est mise en sourdine au profit d'une intrigue dont les personnages, peut-être parce qu'ils évoluent dans ce qu'on a l'habitude d'appeler la jet-set, sont d'un vide confondant. Un seul personnage de ce type, même deux ou trois, dans un roman (comme par exemple le major anglais du "Charretier de la Providence", ou la comtesse, anglaise elle aussi, qui, dans "Mon Ami Maigret" passe la vacuité profonde de ses jours entre son gigolo attitré et plusieurs bouteilles d'alcool) ne causent pas problème. Ils ne sont en fait que des seconds rôles et, pourvu qu'ils sachent leurs répliques et les disent à propos, tout va bien. Simenon s'intéresse à d'autres qu'à eux, en fait, même s'il leur confère quelques touches toujours exactes d'humanité.

Mais dans "Maigret Voyage", les protagonistes de l'intrigue sont tous des habitués du George V, à Paris, de l'Hôtel de Paris à Monte-Carlo, du Savoy à Londres, bref ... vous imaginez le tableau . Leur vie est brillante en apparence, en réalité plus que clinquante, leurs rêves vont surtout à la prochaine soirée que donnera lord X ... ou la duchesse de ... et aux cartons d'invitation qu'ils désespèrent de recevoir, aux prochaines vacances dans la dernière station, balnéaire ou de ski, à la mode, et presque tous, immanquablement, sont abonnés non seulement à la bonne chère et à l'alcool mais plus encore, surtout les femmes, aux somnifères, barbituriques et drogues diverses. Il faut bien tenir le coup pendant les interminables soirées où l'on sourit à des gens qu'on ne connaît pas mais que l'on se doit de connaître, il faut bien se coucher très tard après avoir bu un verre ou deux pour arroser son somnifère et surtout ne pas oublier au réveil de prendre ce petit cachet qui vous redonnera du punch pour le reste de la journée, à moins que vous ne préfériez dormir, dormir, dormir ...

C'est justement quelqu'un qui se refuse à ne plus pouvoir mener cette vie, pour lui si exaltante, en devenant le maître d'une fortune fort conséquente qui va tuer. Sa victime : un homme d'affaires qui, lui, était né dans ce milieu et brassait des millions avec l'habitude que lui conférait son apprentissage au coeur d'une famille qui le faisait déjà bien avant lui. L'un s'est fait peu à peu, avec difficultés, l'autre est né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Dans le fond, c'est vrai que ce n'est pas très juste mais c'est ainsi. Pour rétablir l'équilibre, pourquoi ne pas tuer en effet, surtout si cela vous permet de jouir de cette fortune sans qu'on vous soupçonne ?

Le titre du roman vient du fait que Maigret voyage effectivement, en avion, pour se rendre de Paris à Genève et Lausanne, mais aussi parce que, dans ce milieu si spécial, où il ne se sent guère à son aise, il "voyage" d'une autre manière : slalomant entre les relations des uns et des autres, les on-dits et les non-dits, les prénoms de personnalités célèbres et les noms de leurs secrétaires parfaitement inconnus. Il voyage même tout un jour et toute une nuit à l'intérieur du George V, aussi bien dans les deux chambres liées au crime et dans les halls et salles de restaurants du prestigieux hôtel que dans ses coulisses, plus humbles, moins éclatantes mais tout aussi animées, sinon plus.

Vous le savez : le commissaire aime "se faire une idée." Pour cela, rien de tel que de fureter dans tous les coins, sur les lieux du drame. Ici, on le comprend, c'est un peu gênant, autant pour le personnel du George V que pour Maigret lui-même mais le commissaire est têtu et le directeur du personnel finit par s'incliner, ayant compris que, quand il est sur une piste, il est pratiquement impossible de se débarrasser de l'encombrant officier de la Policier Judiciaire.

C'est donc un roman qui se laisse lire mais dont les héros, à l'exception des policiers, ressemblent à des coquilles vides parce qu'ils ne savent exprimer que des émotions qui, dans leur grande majorité, sont étrangères au lecteur, sauf sans doute celle de perdre leur source principale de revenus. Mais, dans un tel milieu, les conventions, la morale et l'immoralité elle-même revêtent des allures si inattendues, si surprenantes que, sauf à avoir croisé un jour ou l'autre soi-même dans ce genre de marécage, si somptueux soit-il, on ne parvient pas vraiment à ressentir de l'empathie pour les drôles de crocodiles, d'amphibiens et de parasites qui s'y prélassent.

Un "Maigret" particulier. Vraiment. Mais non négligeable. Et supérieur à tout ce que vous pourrez lire dans "Gala", cela va de soi. ;o)
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