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Critique de michfred


Le pays des autres est un grand livre, plein de souffle, d'une belle et forte simplicité, qui possède tout ce qu'on attend d'une lecture: une vision très personnelle et un souffle épique , historique, une parole décapante et des points de vue contrastés , une richesse d'émotions jointe à  une parfaite rigueur d'analyse. 

Leila Slimani s'inspire de la vie de ses grands parents, Amine et Mathilde, lui colonel des spahis, elle jeune fille gâtée d'une famille bourgeoise alsacienne, unis par une passion sensuelle et forte, et par un rêve héroïque de réussite , à la Karen Blixen, sur les terres arides des environs de Meknès.

Deux très jeunes époux, deux cultures, deux religions, deux éducations radicalement différentes-et l'amour. Mais celui-ci  mis à rude épreuve par celles-là. Sans compter que Mathilde comme Amine sont ce qu'on peut appeler des caractères..

 
Comme Mathilde, sensible et généreuse, comme la farouche et secrète Aïcha née de ces noces "de la carpe et du lapin", comme Selma la jeune et jolie belle-soeur, comme toutes ces femmes "modernes" qui luttent pour leur émancipation qu'elle soit financiere et quasi professionnelle, pour Mathilde, scolaire pour la petite Aïcha  ou sexuelle pour Selma, le Maroc d'après guerre rue, lui aussi, dans les brancards. 

Mais ce sont ceux de la colonisation, ce Protectorat français qui  met sous tutelle ce fier pays qui a cru mériter le respect de la France en combattant à  ses côtés et découvre, après la guerre, l' ignorance et le mépris de cette seconde "mère-Patrie" qui le  traite en enfant mineur ou en femme subalterne, jusqu'à l'éclatement des émeutes nationalistes et indépendantistes de 1956.

On devine que le pays acquerra plus vite son autonomie-sans parler des libertés démocratiques- que les femmes qui y vivent.

Voilà pour la saga familiale et la fresque historique. Mais c'est oublier ce qui fait tout le sel de cette première partie de ce qui est annoncé comme une trilogie.

D'abord, les personnages, jamais figés, jamais d'un bloc, toujours pris sous plusieurs angles pour éviter leur caricature ou leur simplification, et pour rendre, surtout , leur adaptation au réel, si différent de leurs rêves , retracer leur évolution dans un pays lui-même en mutation profonde. J'en veux pour exemple ce Noël alsaco- marocain bouleversant où Amine, le droit et honnête Amine,  va voler nuitamment un cônifère sur les terres du colon voisin pour que Mathilde ait son sapin, où il subit avec stoïcisme et fureur rentrée la condescendance méprisante des commerçants, en venant acheter un costume de père Noël.. .sans réussir à satisfaire les attentes de sa femme qui ne retrouve pas dans cette pauvre mascarade ses souvenirs  de Noël alsacien et pleure de déception devant un cadeau mal choisi tandis que les enfants sont épouvantés par ce père Noël incongru.

Les personnages sont modelés par leur expérience, par les grands événements de leur vie.

Plus tard, Mathilde, encore fantasque et rebelle, toute pleine de désirs inassouvis et d'amères déconvenues, part pour un séjour d'un mois en Alsace où son père vient de mourir. Après le bluff, les mensonges sur sa vie prétendument héroïque et romanesque, au Maroc, elle finit par confesser à une soeur qu'elle n'aime pas la triste vérité, faite de misère, de renoncement, de contraintes et de malentendus. Et par lui dire sa tentation de rester, en abandonnant au pays ses deux enfants.

Elle revient pourtant.

Et c'est, pour moi, un des plus beaux passages du livre : "Tandis qu’elle pénétrait dans la maison, qu’elle traversait le salon baigné par le soleil d’hiver, qu’elle faisait porter sa valise dans sa chambre, elle pensa que c’était le doute qui était néfaste, que c’était le choix qui créait de la douleur et qui rongeait les âmes. Maintenant qu’elle était décidée, à présent qu’aucun retour en arrière n’était possible, elle se sentait forte. Forte de ne pas être libre."

Tout un petit monde, bien campé et extrêmement vivant, fourmille autour de ce couple mixte déchiré, déchirant et pourtant solidaire aux heures graves.

Le récit procède par petites touches, jamais partial, toujours partiel, plein de facettes et d'antennes sensibles, attentif aux petits frémissements, aux grandes colères, aux terribles résignations, aux rêves entrevus et brisés des existences individuelles   comme aux secousses plus vastes et inquiétantes de l'Histoire en marche.

Leïla Slimani excelle à rendre les contrastes de paysages: Meknès avec ses ruelles et sa médina grouillante de vie, ses patios frais, ses odeurs prégnantes,  la campagne avec ses collines arides où toute exploitation agricole tient de l' exploit, la mer magique, dorée et bleue,  comme une récompense rare, un événement..

   Plus qu'une chose en particulier, j'ai aimé ...tout! 

La cohérence entre le particulier et le général, les contrastes subtils, jamais forcés, la vérité renversante des personnages, la simplicité,  le naturel et la force de conviction de la langue dont le lyrisme est toujours discret, les choix,  classiques et justes, sans esbrouffe, sans afféterie, sans tic...

Du grand Slimani. 

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