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Critique de Presence


Ce tome est le quatrième dans une histoire complète en 9 neufs tomes. Il faut donc avoir commencé la lecture avec le premier tome Out from Boneville. Jeff Smith est le créateur de la série, dont il a scénarisé, dessiné et encré les 9 tomes. Cette édition bénéficie d'une mise en couleurs pertinente et intelligente, réalisée par Steve Hamacker.

Lentement mais sûrement, Phoney Bone gagne du terrain sur Lucius Down (le propriétaire de la taverne) en termes de vente aux clients. Il utilise une rhétorique pernicieuse à base de démagogie, jouant sur les angoisses latentes des villageois (à commencer par leur peur des dragons). Lucius Down éprouve de plus en plus de difficulté à supporter sa malhonnêteté intellectuelle.

À la ferme, Mamie Ben a réussi à convaincre Fone Bone et Thorn Harvestar de la nécessité de partir immédiatement pour rejoindre le village, avant d'être rattrapés par les créatures rats. En cours de route, elle est prise de vertiges causés par sa capacité à percevoir l'approche de dangers de grande ampleur.

Dans ce tome, les personnages arrivent à maturation. le comportement et les actions des Bone finissent par les intégrer parmi les personnages humains de la série. Cela commence avec Phoney Bone. Jeff Smith le dépeint comme un individu foncièrement cupide. Déjà dans les tomes précédents, Phoney Bone n'hésitait pas à recourir au mensonge pour arriver à ses fins et tenter de s'enrichir rapidement (l'organisation des paris sur la course de vaches), mais cet aspect servait essentiellement de ressort comique. Ici, Phoney se conduit en capitaliste irresponsable, sans foi ni loi, n'ayant à l'esprit que l'appât du gain, sans se soucier aucunement des conséquences.

Ses actions malhonnêtes et moralement inacceptables rendent Phoney antipathique et même détestable. Il n'y a aucun élément rédempteur qui pourrait l'excuser. de la même manière, lorsque le lecteur voit Fone Bone en train de saigner de la tête suite à une blessure, il prend conscience que Jeff Smith est en train de traiter son personnage comme les autres, un être mortel de chair et de sang. Il n'y a plus que Smiley Bone qui reste à l'état de simple faire valoir comique, fort efficace soit dit en passant.

Tout au long de ce tome, Jeff Smith développe le personnage de Phoney Bone, dont les agissements conditionnent la vie des habitants du village. Il se révèle donc être un fin manipulateur, sachant dresser un portrait de la situation qui joue sur les peurs des habitants, leur besoin d'être rassuré, leur crédulité, etc. Bref il flatte certains des bas instincts de l'être humain pour en tirer profit. le lecteur peut reconnaître Cerebus dans ce portrait peu flatteur de Phoney Bone, en homme politique guidé par son propre intérêt, disposant d'une capacité impressionnante à manipuler les foules (voir High Society). Ce rapprochement est rendu d'autant plus probable qu'à l'époque de la parution de cette bande dessinée, Jeff Smith et Dave Sim (le créateur de Cerebus) travaillaient de concert à la promotion de l'autoédition dans le monde des comics.

Phoney et Fone Bone ainsi rattachés au reste des personnages humains, le lecteur n'éprouve plus cette sensation d'innocuité les concernant, et commence à prendre au sérieux les périls puisqu'il a pu constater que même les Bone sont susceptibles de souffrir au même titre que les humains. Jeff Smith poursuit de développer son intrigue avec un rythme en apparence tranquille, mais en réalité soutenu (il suffit de se faire un résumé mental en fin de tome pour s'apercevoir du chemin parcouru).

D'un côté, Smith reste sur une dichotomie traditionnelle Bien / Mal (les Bones, Thorn et Mamie Ben d'un côté, de l'autre les créatures rats, Kingdok, le serviteur du seigneur des locustes) ; de l'autre dans chaque camp les individus ont des motivations complexes, des sentiments contradictoires. Ainsi Mamie Ben et Lucius Down ont caché la vérité à Thorn et aux villageois pour des raisons qui restent en majeure partie à découvrir. Les 2 créatures rats incompétentes sont toujours aussi pleutres, pas très futées, et pourtant assez finaudes pour survivre. Même le serviteur du seigneur des locustes éprouve des sentiments dans lesquels le lecteur peut se reconnaître pour partie (la jalousie, la peur de la solitude).

Si l'opposition entre les 2 factions en lice reste basique, la personnalité des uns et des autres apporte un degré de complexité au récit. de la même manière, Jeff Smith dose avec habilité les limites des héros. Certes le récit exige que ces derniers se heurtent à des obstacles significatifs pour maintenir le suspense, mais en plus ils sont régulièrement faillibles, et même dépassés par les événements. Même quand ils marquent un point (l'un d'entre eux coupant le bras d'un méchant), ils n'ont pas idée des conséquences.

Tout en devenant plus complexes, les Bone n'ont rien perdu de leur expressivité. Chacune de leur apparition reste toujours un régal visuel d'exagérations qui font passer leurs émotions avec une force peu commune, associant le lecteur dans un grand élan d'empathie irrépressible. Dans le même ordre d'idée, les créatures rats sont tout aussi expressives et mignonnes dans leur détresse, s'inquiétant de ne pas être à la hauteur et du châtiment à venir.

De séquence en séquence, le lecteur apprécie également quelques mises en scène réussies, comme l'atmosphère enfumée de la taverne, la double page consacrée à la perspective sur le village vu depuis la forêt, la table de banquet que s'est fait servir Phoney dans les appartements de Lucius Down, le garde à manger dans lequel Fone vient piquer pour nourrir sa créature rat, les bois désolé dans lesquels Thorn se retrouve, ou encore le piège à dragon, tendu au col de la montagne.

Néanmoins Jeff Smith scénariste donne l'impression de ne pas s'être assez concerté avec Jeff Smith le dessinateur à plusieurs reprises. Ce tome comprend beaucoup de discussions à 2 ou à 3 qui sont particulièrement statiques, les personnages restant au même endroit, sans presque bouger. Même leur langage corporel n'est pas très développé. Dans ces moments là, le lecteur se dit que Jeff Smith aurait pu concevoir une mise en scène plus vivante, moins artificielle, plus adaptée à la bande dessinée.

De la même manière, le retour de Ted le fulgore sent un peu l'artifice narratif parachuté pour pouvoir dérouler le scénario comme prévu. Ce petit insecte apparaît à point nommé pour rapporter les informations comme ça arrange le scénariste. Enfin, à l'issue de ce tome, le lecteur peut s'interroger sur la place dévolue aux femmes du village, qui n'ont pas le droit d'accès à la taverne, et qui n'apparaissent que rarement, tout juste des figurants indistincts dans les scènes de foule.

Malgré ces 2 défauts, ce quatrième tome marque une étape décisive dans l'évolution de la narration en réussissant à mettre sur le même plan les Bone (Phoney et Fone) et le reste des personnages. La logique interne du récit s'en trouve renforcée, et les enjeux de l'intrigue s'appliquent alors également aux Bone, trouvant toute leur portée.
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