Cela arrive quand on monte un escalier derrière un invalide avec des béquilles et qu’on ne peut pas le doubler. On commence par s’énerver d’être ralenti dans sa vitesse, et puis on retrouve les valeurs de la morale sociale et on se reproche sa dureté ; et quand, enfin, on arrive en haut de l’escalier et que l’on peut hâter le pas, galoper et filer, soudain on n’est plus pressé. On continue à se traîner à côté de l’infirme. Pourquoi ? C’est gênant de prouver les capacités de ses membres inférieurs devant celui qui n’en a pas ou qui ne peut s’en servir facilement. C’est comme se vanter de son argent devant un mendiant. Bien sûr, ce sentiment se volatilise au bout de quelques mètres, quand l’invalide reste en arrière tandis qu’on accélère le pas et qu’à chaque mètre la honte et la compassion s’évanouissent dans nos têtes.
Mais au moment où on n’est plus pressé de doubler, soudain nous pénètrent la lenteur du mouvement, le charme d’une plastique gauche, et on comprend que cela aussi c’est la vie. Une autre forme de vie, dans une perspective nouvelle. Cela finit par être intéressant de vivre ainsi, d’être le second, derrière un invalide. De devenir son ami, son disciple, son apôtre. Être né sain et choisir volontairement le sort d’un infirme.
Quand advient ce que l’on a redouté, ce n’est finalement pas si terrible. Soudain, j’ai compris que c’en était assez de fuir mon destin. Et de fuir ce qu’il m’offrait.
Les gens posent très souvent des questions sur des faits évidents.
Un handicapé, c’est une prison pour ses proches, un boulet aux pieds. Tu ne peux aller nulle part, jamais partir.
C’est une prison que se construisent ceux qui s’occupent d’un handicapé. Ils dressent des murs entre eux-mêmes et le monde.
C’est toujours la même chose : où que je porte mon regard autour de nous, plusieurs personnes détournent les yeux. Certains, les plus culottés, nous lorgnent en chuchotant. Les premiers mois, je prenais chacun de ces regards comme un défi. Je renvoyais à ces insolents un regard tel qu’ils en baissaient les yeux de frayeur. Depuis, je suis devenu plus tolérant. Qu’ils regardent, ça ne me chagrine pas. Les femmes d’âge mûr compatissent en silence, les hommes nous cèdent craintivement le passage, les gamines dévisagent avec une curiosité mêlée d’aversion le couple que nous formons : un gars pas rasé en veste à capuche et un adolescent trisomique avec une chevelure blondasse et un sac à dos.
— Et à quoi ça sert, l’art ? poursuit Vania.
— Comment ça, à quoi ça sert ? Et bien… ça sert… à montrer aux autres ce que tu trouves beau. Comme ce tableau. L’artiste a vu une belle femme, il l’a peinte et il s’avère que pour toi aussi elle est belle. »
Les personnes qui s’occupent d’un malade deviennent souvent hautaines. Pour ainsi dire, nous nous dévouons tout entiers, nous sacrifions nos joies d’ici-bas pour le bien-être d’infirmes
— Pourquoi tu ris ? »
Vania s’est recroquevillé. S’il y a une chose qu’il n’aime pas, c’est qu’on se moque de lui.
Je le serre dans mes bras.
« Je ris parce que je t’aime. »
Pas besoin d’être particulièrement intelligent : il suffit de ne pas être pressé.