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Critique de dgreusard


Pour se plonger dans ''L'Esprit de plaisir'', de Philippe Pons et Pierre-François Souyri, mieux vaut ne pas avoir en tête la remarquable ''Vie sexuelle dans la Chine ancienne'', de Robert Van Gulik, dont ce livre est un peu le pendant pour le Japon. L'étude définitive de van Gulik, auquel on peut seulement reprocher son déficit de background anthropologique (confusion entre matrilinéarité et matriarcat), mettait la barre très haut.
De fait, L'Esprit de plaisir ne manque pas de faiblesses. Il fait d'abord la part belle, parfois quasi unique, à la littérature romanesque. Mais qui dit que celle-ci témoigne de son époque ? le romancier recopie rarement les moeurs, sexuelles ou autres, de son temps, il fait avant tout oeuvre imaginaire et son succès tient beaucoup à ce que son oeuvre comporte d'inhabituel et de surprenant. Il y a donc un malentendu ou une ambiguïté sur la portée du livre : si on y cherche une revue des arts et des lettres entre le début d'Edo vers 1600 et les années 1970, il est très riche. Si on en attend un travail anthropologique sur la sexualité et l'érotisme au Japon, on est forcément déçu par l'immense point d'interrogation qu'il peut y avoir entre la réalité de la société et ses « vues d'artistes ».
Une lacune du livre est le peu d'importance attaché aux bases religieuses des morales et des comportements sexuels. Shinto, confucianisme, bouddhisme, a fortiori taoïsme, ne sont qu'à peine évoqués, et ils le sont presque toujours en bloc, quand chacune de ces religions se décline, selon les époques et les courants, en nombre de variantes et d'implémentations parfois contradictoires. Il n'est pas faux, mais bien abrupt d'asséner que « l'érotique d'Edo [est fondée] sur une conception aux antipodes de la doctrine bouddhique » (p. 430), même si les auteurs ajoutent qu'Edo tire un parti paradoxal de ''l'impermanence'' bouddhique : la vie sexuelle souvent torride des moines et des nonnes bouddhiques décrite dans le livre, ou l'existence d'un tantrisme bouddhique, comme celui de la Chine des Yuan, montre qu'il est périlleux de réduire le bouddhisme à la doctrine canonique du Bouddha.
Une autre limite tient au sentiment d'approximation que laisse le livre. Il a beau comporter d'excellents compléments sur les sources et la bibliographie, l'interprétation personnelle des auteurs semble à maints endroits prendre le pas sur la rigueur scientifique. le livre est chargé de répétitions tautologiques : mêmes informations et mêmes formules maintes fois reprises, sans qu'on voie quelle pourrait en être la justification. Lorsque cette formule est le pléonasme de la « moralisation des moeurs », on se dit que les auteurs, les correcteurs et l'éditeur n'ont pas dû relire le texte d'assez près. Ce malaise va croissant, et plus nous nous rapprochons du temps présent, plus nous éprouvons l'impression d'un manque de recul.
Plus grave est l'association faite, même si c'est implicitement, entre les époques « fermées » (la société à maison venue des samouraïs, l'ordre moral de Meiji singé de l'Occident et habillé de confucianisme, etc.) et le patriarcat, comme si les époques « ouvertes » en étaient indemnes. Or, si les époques « libérales » ou « égalitaires », comme Heian ou Edo, accordent clairement une place plus importante aux femmes (et aucune autre civilisation que la Chine et le Japon n'ont sans doute attaché cette importance au plaisir féminin), elles n'en représentent pas moins une autre forme de patriarcat, dans laquelle les femmes, qu'elles soient prostituées, courtisanes de haut rang, geisha, concubines ou épouses restent malgré tout les pourvoyeuses du plaisir, de la progéniture et du pouvoir masculins.
Enfin, l'opposition entre l'hédonisme sexuel, comme sous Edo, et le sexe corseté aux fins de reproduction, comme sous Meiji, laisse échapper largement les autres finalités de la sexualité humaine (si ce n'est la domination, bien documentée) : conviviales, sociales, religieuses… Il serait étonnant qu'elles aient été plus absentes au Japon qu'ailleurs. On ne fait pas l'amour que pour procréer ou pour le plaisir — ou pour la rémunération. Ce n'est le moindre des mérites de Van Gulik, un des rares auteurs à en avoir montré toute l'importance, il est vrai exacerbée dans le taoïsme.
En revanche, on ne reprochera évidemment pas aux auteurs le choix des limites temporelles de l'ouvrage, même si on reste sur sa faim sur ce que pouvait être la sexualité de l'époque Heian (d'ailleurs souvent évoquée comme racine des évolutions ultérieures) ou du Moyen Âge ; c'est leur choix et il faut bien en fixer. On ne leur reprochera pas non plus de sembler tailler à la hache entre les époques, celles d'un Japon sexuellement ultralibéral sous Edo (1603-1867), durant l'entre-deux-guerres (1920-1935) et sous l'occupation américaine (1945-1952), et ultrarépressif sous Meiji (1868-1912), sous le totalitarisme militaire (1935-1945) et sous le nouvel ordre moral conservateur (1952-…) : les chevauchements de dates dans les différents chapitres montrent bien que, comme partout, chaque époque contient les germes de la suivante et continue à vivre sur l'inertie des mentalités de la précédente.
Ces critiques peuvent être jugées sévères pour l'énorme travail de Pons et Souyri, et sont au bout du compte mineures eu égard à ses qualités. On est impressionné par l'étendue de leur érudition japonaise, jusqu'à nous faire douter de l'étendue de notre culture française…
Et le livre atteint sa cible en dégageant bien les lignes de force de cette histoire de la sexualité et de l'érotisme. Ainsi de l'absence de tabou sexuel et de notion de péché ou de culpabilité devant la nudité et le sexe, jusqu'à ce que des « réformateurs » se mettent en tête de s'occidentaliser en s'autocolonisant… pour échapper à la colonisation ; en voulant à juste titre se sauver de la mainmise de l'étranger, ils n'ont rien trouvé de mieux que de détruire leur civilisation dans ses formes les plus précieuses. Ainsi de la pansexualité récurrente — même si le mot n'est pas prononcé — dans la tradition japonaise, comme elle l'était dans l'Antiquité grecque ; elle est traitée avec beaucoup de nuances et de subtilité suivant les milieux et les époques. Ainsi de l'importance de l'association entre la sexualité et la violence ou la mort dans la culture japonaise. Est-ce parce que l'idée du péché de chair lui était étrangère qu'elle a dû repousser le goût de l'interdit vers des formes de sexualité morbides ?
Lien : http://www.carnetsdexil.com/
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