AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


« La grève des bàttu » de la sénégalaise Aminata Sow Fall est un délicieux conte satirique comme l'Afrique sait en raconter sur la valeur symbolique du don. Cette lecture m'a donné l'impression d'être témoin d'un cauchemar dans lequel le protagoniste court désespérément après un objectif, objectif de gloire qui peut à peu recule, perd son contour pour finalement disparaitre, notre protagoniste ayant tout fait pour parvenir à cette funeste fin. Une fable opposant deux extrêmes de la société : les mendiants d'un côté, les riches fonctionnaires à la tête du gouvernement de l'autre. Les pauvres, qualifiés parfois de « déchets humains » face à une soi-disant élite pour laquelle corruption et rêve d'ascension quel qu'en soit le prix sont les deux mamelles nourricières.
Un conte dans lequel l'auteure nous laisse également entrevoir la vie au Sénégal, notamment la vie trépidante des villes, l'animation colorée des marchés, la sérénité de ses villages, la place et le rôle des superstitions à travers la vénération faite aux marabouts ; elle distille également son militantisme pour la défense des droits de la femme africaine, notamment sa dénonciation de la polygamie ; elle y dénonce les travers des puissants ainsi que la corruption, mal qui semble toucher toutes les strates de la société.

« L'animation du Grand Marché : grappes humaines déferlant de toutes les directions appel des marchands ; vente à la criée, disputes et injures des badauds et des colporteurs, mais aussi éclats de rire ça et là ; tendres couleurs de fruits et légumes entassés le long des trottoirs ; teintes chatoyantes des objets multicolores qui garnissent les étals ; bigarrures des majestueux boubous des dames et des hommes qui déambulent autour du marché ».

Le don est au centre du livre, il est la morale de cette fable. Pourquoi donnons-nous aux plus pauvres ? Est-ce un acte réellement gratuit ? Qu'attendons-nous en retour ? du soulagement, une forme de reconnaissance, voire une place au paradis ? Ces questions-là sont subtilement posées par Aminata Sow Fall, de même que le livre se place du point de vue des mendiants. Peuvent-ils faire autrement que mendier ? Conservent-ils leur dignité en s'adonnant à la mendicité ? N'est-il pas plus digne d'essayer de travailler, de vendre même la plus futile chose, d'attendre que l'on nous donne au lieu de rendre la vie des citoyens impossible en ville, sautant sur le quidam au moindre feu rouge, devant les commerces, les lieux de culte ?
Dans la société sénégalaise décrite, ils sont en tout cas un maillon important de la société permettant finalement aux plus riches d'accomplir leur devoir religieux. Les plus riches ont besoin des plus pauvres par reconnaissance personnelle, sociétale et religieuse. Nous sommes bien dans le célèbre rapport du don et du contre-don qui est ici illustré de magistrale façon.

« Même ces fous, ces sans-coeur, ces brutes qui nous raflent et nous battent, ils donnent la charité. Ils ont besoin de donner la charité parce qu'ils ont besoin de nos prières ; les voeux de longue vie, de prospérité, de pèlerinage, ils aiment les entendre chaque matin pour chasser leurs cauchemars de la veille et pour entretenir l'espoir de lendemain meilleur. Vous croyez que les gens donnent par gentillesse ? Non, c'est par instinct de conservation ».

Les mendiants récoltent les dons à l'aide d'un bàttu, terme wolof désignant une calebasse. Mour Ndiaye est un ambitieux homme politique, un parvenu qui semble bien profiter de ses nouveaux privilèges. Suite à une circulaire ministérielle ordonnant l'assainissement des voies publiques, Mour souhaite débarrasser la ville de ses mendiants, ceux-ci effrayant les touristes tant ils sont nombreux et envahissants. Or la modernisation de la ville passe le développement du tourisme. Mour charge son subordonné, Keba Dabo, de cette opération, lequel va recourir à des méthodes tellement musclées que les mendiants vont finir par réagir à leur manière, excédés d'être battus mais bien conscients d'être un maillon important dans cette société africaine où le don aux pauvres est promu par la religion : ils vont faire grève c'est-à-dire cesser de mendier en restant cloitrés tous ensemble dans une maison aux abords de la ville à l'accès difficile. La solidarité se met en place grâce au système de tontine permettant de fournir abri, nourriture, chandelles à toutes et tous.
Mour pense avoir résolu le problème de cette mendicité chronique et se voit déjà promu vice-président ayant répondu à l'exigence du président. Or, la population est désormais désemparée car le don d'une partie de leurs revenus fait partie des obligations morales de tous bons musulmans. Finalement ce sont eux, les mendiants, les « déchets humains », qui auront le dernier mot dans cette histoire et qui vont décider de la destinée de Mour.

J'ai beaucoup aimé le style de l'auteure, son parlé poétique et si particulier, parfois parsemé d'expressions en wolof ; ce style est une belle plongée dans la culture africaine.

« Un soleil d'hivernage, à l'heure où les djinns prennent leur bain de chaleur, enfonce des pointes de flamme dans les chairs déjà meurtries. Sur les visages d'épave, la peur et la mélancolie ont appliqué un masque de terreur. Las d'être frappés, las d'être traqués, las de courir ».

J'ai apprécié les portraits de femmes que défend l'auteure, que ce soit le personnage de Lolli, épouse de Mour tiraillée entre la tradition de la soumission au mari que prônent ses parents et la modernité communiquée par sa fille qui n'accepte pas la polygamie et la soumission de la femme africaine, celui de Raabi, fille précisément de Mour et de Lolli qui met en valeur l'évolution des moeurs dans la jeune génération, ou encore celui de Salla, la chef de file des mendiants qui va sceller le sort de Mour. Toutes trois, à leur manière, jouent un rôle important.

Je dois la lecture de ce savoureux conte dépaysant à la fois drôle et dénonciateur à Francine (@afriqueah) ! Un grand merci pour cette découverte !
Commenter  J’apprécie          8914



Ont apprécié cette critique (76)voir plus




{* *}