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Critique de nicolaslaruaz


Au coeur du Troisième Reich est un document de première main tout à fait exceptionnel pour l'histoire du nazisme à plusieurs titres. D'abord car Speer, architecte personnel de Hitler transformé en puissant ministre de l'armement pendant la Guerre, est le seul haut dirigeant du troisième Reich à avoir témoigné après-guerre - tous les autres étant morts, soit par suicide, soit des suites du procès de Nuremberg. Par ailleurs, c'était sans doute l'un des plus intelligents, et l'un des moins politisés du lot - il n'adhéra au parti qu'en 1931 (sous le charme de Hitler), et a suscité la méfiance des historiques du parti durant toute sa carrière. Enfin car ayant un temps été l'un des plus proches "amis" d'Adolf Hitler, il apporte sur le petit moustachu une lumière plus intimiste, mais pas moins sévère que la plupart des témoignages connus.

Parlant ici d'un loup politique qui a réussi à 35 ans à se faire une place à côté des Goering, Goebbels et autres Himmler, il serait absurde de ne voir dans ce livre qu'un pur exercice de contrition et de témoignage désintéressé. Bien sûr, Speer cherche à redorer son image, à la fois occultant certains aspects particulièrement dérangeants de sa carrière (très peu de lignes sur le recours à la main d'oeuvre concentrationnaire en particulier, même s'il reconnaît sa faute morale, et absolument rien sur le génocide) et décrivant avec fierté ses efforts pour éviter les destructions dans les derniers mois de 1945. Mais qu'attendre d'autre d'un homme tout de même condamné à 20 ans de prison à Nuremberg, alors qu'il était pendant la guerre l'un des seuls dirigeants allemands à pouvoir envisager se recycler dans un autre gouvernement, et le seul des condamnés à reconnaître une part de la culpabilité ? Les pages de remord, n'importe qui pourrait les écrire pour lui ; le témoignage sur le quotidien d'Hitler ou les relations de travail au plus haut niveau à côté de criminels comme Goering ou Himmler, en revanche, sont uniques.

Il serait donc hasardeux de voir ce livre comme une simple histoire du troisième Reich, et non pas comme ce qu'il est, encore une fois : le plus important témoignage, sans doute, de l'intérieur de l'Allemagne nazie (j'attends aussi de lire le Journal de Goebbels pour comparer, mais visiblement celui-ci pensait aussi à la postérité en l'écrivant), donné par un homme ayant travaillé sur certains pans seulement de sa structure tentaculaire : l'architecture, la construction, l'armement.

Ce témoignage, passionnant et souvent très bien documenté, montre d'abord ce que beaucoup de personnes semblent oublier concernant le : c'était un bordel sans nom où une poignée d'hommes de la cour de Hitler - et généralement pas les plus compétents -, se livraient une concurrence féroce par le biais des organisations à leur service, Goebbels et sa propagande, Bormann et le parti, Himmler et la SS, Goering et sa Luftwaffe, par la manipulation et les petites phrases désobligeantes vis-à-vis de leurs rivaux susurrées subtilement à l'oreille d'un Hitler à la fois manipulé et tout puissant, caressé dans le sens du poil et sollicité à tout bout de champ pour des ordres, en fin de compte, purement contradictoires. Si l'Allemagne nazie a été si efficace, c'est en tant qu'Allemagne, car le verni nazi a clairement été un facteur de désorganisation et d'inefficacité, à tous niveaux.

Les réflexions plus techniques concernant l'architecture et la construction (avant-guerre) puis l'armement sont passionnantes mais s'adressent à un public déjà plus "averti" (j'allais dire passionné mais ça sonne bizarre vu le sujet…). En particulier, on découvre les projets grandioses, l'obsession du gigantisme néo-classique qui caractérise les chimères de Germania, imaginées à quatre mains entre l'architecte wannabe, Hitler, et le véritable, Speer pour remplacer le petit Berlin par une ville "digne d'une capitale mondiale".

Les débats sur la priorisation des armements et de l'économie de guerre montrent surtout les faillites de l'organisation nazie et constituent une très belle collection d'erreurs fondamentales de gestion (et pas seulement de guerre):
- ultra dépendance vis à vis d'un chef incompétent (Hitler) beaucoup trop impliqué dans les détails de la guerre ;
- concurrence entre toutes les armes (aviation, armée de terre, marine) sans coordination entre leurs besoins à part Hitler ;
- potentats locaux qui s'arrogent une partie du pouvoir et nuisent aux efforts de coordination globale ;
- arrogance amenant à agir face à l'adversaire non par rapport à des éléments stratégiques, mais par rapport à de purs préjugés (“les Russes sont faibles et n'ont pas du bon matériel”, “les Américains ne savent pas se battre”, etc.) ;
- incapacité à lancer une politique de guerre totale, du fait de l'arrogance vue ci-dessus, et aussi pour se ménager l'opinion publique et par idéologie, pour ne pas faire travailler les femmes contre tout bon sens ;
- ordres contradictoires et non alignement entre les priorités stratégiques et les moyens mis en oeuvre (exemple : faibles moyens donnés à la recherche sur les fusées ou l'arme nucléaire, mais propagande massive sur “les armes nouvelles qui feront basculer la guerre”) ;
- diagnostics quant à la situation militaire décorrélée de la réalité, poussant par exemple à produire bombardiers sur bombardier pour lancer des attaques punitives contre l'Angleterre alors que a) un avion de chasse supersonique venait d'être développé et b) que le pays devait se défendre face, justement, aux bombardements alliés ;
- ordres de destruction qui auraient amené à détruire tous moyens de production d'armes, d'électricité et à créer des flots de millions de réfugiés allemands, qui même en soutenant le point de vue de la “guerre jusqu'à la mort” n'avait aucun sens.

Mais les éléments les plus intéressants sont sans doute les pages qui décrivent les attitudes de Hitler,son comportement au quotidien, . On découvre un homme curieux (dans le sens étrange), à la fois fascinant car persuadé de sa propre force et rempli d'une énergie communicative, et profondément médiocre par la qualité de son raisonnement et ses sujets de conversation, dilettante capable de balayer nonchalamment des sujets stratégiques, et de s'intéresser pendant des heures à l'urbanisme de la ville dans laquelle il entend prendre sa retraite d'ici une quinzaine d'années.
C'est aussi un dictateur qui a changé (pour le pire), entre son arrivée au pouvoir et la guerre : du populiste, qui a le flair de s'adapter à son auditoire pour convaincre, on glisse à partir de la guerre vers le despote coupé du monde, enfant colérique qui impose son autorité par principe, en refusant de se retirer ses ordres les plus absurdes et destructeurs, ou d'écouter autre chose que les flatteries de son entourage. On observe la trajectoire d'un Hitler dont les faveurs sont, jusqu'au dernier moment, recherchées par les membres du cercle pour leur agenda propre, mais dont les ordres, confinant de plus en plus à la folie, ne sont parfois plus exécutés par les gauleiters eux-mêmes. S'enfonçant dans le déni de la réalité, seule une poignée d'hommes fidèles restent avec lui, dans son monde chimérique et dans son bunker en avril 1945, où il tente de mener à 5 mètres sous terre la dernière bataille de Berlin.

Une fois terminé le livre, on ressent encore le souffle épique et destructeur des événements de la guerre, sentiment renforcé par la structure d'un livre où le temps se dilate au fil des chapitres, comme à l'approche d'un trou noir, jusqu'à la chute, si ce n'est du pays, du moins de l'auteur et de ses comparses : la capitulation, la capture et le jugement historique de Nuremberg, où Speer a pris 20 ans, 20 années de captivité à Spandau durant lesquelles il écrit Au coeur du Troisième Reich.

En synthèse : lecture obligatoire pour toute personne qui s'intéresse à l'histoire de la seconde guerre mondiale et des totalitarismes. Ceux qui viennent y lire des exercices de contrition, de remords ou de rédemption seront un peu déçus.
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