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Critique de LeScribouillard


Les modes changent, le public aussi : à présent, la mode est aux antihéros désillusionnés à la Rick Sanchez, et la fantasy post-apocalyptique semble sur la bonne voie pour conquérir le marché du livre. Des univers contre-idéalisés, des personnages pessimistes et endurcis, un humour féroce et une ambiance cynique, tout ça ne choque plus personne, et c'est même de bon ton : après la mouvance grimdark, plus moyen pour le lecteur de merveilleux de croire au conte de fées. La réalité nous est décrite dans sa crasse, sa laideur et son absurdité, déformée par le prisme de l'imagination qui permet d'y matérialiser des questionnements éthiques et moraux de façon plus directe que n'importe quel drame. Et tout ça peut très vite me laisser de marbre : viols, torture et boucheries héroïques se révèlent bien vite tout aussi pénibles que la naïveté d'un auteur jeunesse. Seulement quand c'est bien fait et qu'il y a de l'humour dedans, nous pouvons assister à de véritables pépites sorties droit du coeur, pleines de rage de vivre et de cheminements sincères. "Coda" en fait partie.
J'étais tombé sur ce comic durant mes innombrables repérages à la Librairie de Paris (qui comme son nom l'indique se trouve à… Saint-Étienne) : débarquant comme un véritable ovni, sans que je sache vraiment qu'est-ce qu'il pouvait raconter, il présentait sur sa couverture le héros de Thomas Spurier et Matías Bergara, un homme solitaire et sa monture fantasque me rappelant vaguement Arzak. le choix des couleurs à la fois pops et toxiques, la nervosité du trait tout en conservant un amour du détail, le bestiaire inventif doté d'une pointe de psychédélisme, tout criait l'audace et l'on pouvait s'attendre à un récit sortant des codes. Et les promesses sont tenues : on a là un mélange génial et dérangé de "Rick & Morty", "Mad Max" et "Kings of the Wyld", le tout sur une ambiance metal allant de Manilla Road à Murmüure. Quoi, vous n'êtes toujours pas convaincus ?!
Coda est donc l'histoire d'un barde errant, un guerrier sans nom que l'on surnomme Hum en raison de son onomatopée favorite. Il espère qu'on lui fiche la paix, désire trouver comment sauver d'un problème sa mystérieuse amante, évite (comme il peut) de traîner dans les magouilles criminelles et politiques, et se lamente (énormément) sur le destin de l'Humanité.
Car ce qu'il faut savoir est que le monde de Coda a été anéanti par les guerres ; la magie a modifié le paysage, intoxiqué de nombreuses espèces, d'innombrables créatures sont en voie d'extinction, les dieux eux-même sont morts, et les derniers survivants se battent pour la plus précieuse ressource qui leur reste : le pétrole l'ichor dont ils tirent des pouvoirs thaumaturgiques. Avec un peu d'ichor, vous pouviez faire fonctionner des formules magiques, ou modifier génétiquement des animaux de manière à les rendre plus rapides ; à présent il n'y en a presque plus, et les derniers havres de civilisation semblent sans défense face aux pillards. Quoique…
Côté système de magie, les prouesses qu'elle permet sur l'anatomie sont aussi originales que spectaculaires ; et j'ai particulièrement aimé la dimension géopolitique qu'on lui laisse, l'idée qu'elle soit une énergie dont tous les gisements sont épuisés (et donc précieuse), et dont les rares sources renouvelables ne sont exploitables que par une éthique en eaux troubles (ce qui dans le monde réel ne me rappelle absolument rien). Pour ce qui est du worldbuilding, les deux auteurs prennent un malin plaisir à subvertir les codes des univers à la Donjons & Dragons : les vampires, basilics et autres seigneurs des ténèbres prennent d'un coup des allures étranges et hyperboliques, quand ils ne sont pas carrément pris par le contrepied (la monture du héros est ainsi une licorne noire qui bouffe les gens et ne s'exprime que par des gros mots !) ; des espèces semblables aux elfes et aux orques jouent également un rôle central, mais possèdent des propriétés biologiques pour le moins singulières. Entre ce qui est représenté et la manière dont il l'est, tout appelle au dépaysement.
Alors je sais que parmi vous, il y en a quelques-uns qui craignent un peu sur l'humour, mais ne vous en faites pas : il n'est pas omniprésent. Pourtant, les petites touches pince-sans-rire, qu'elles soient de notre antihéros ou le tournant en dérision, sont bien présentes et font régulièrement mouche. C'est finalement un des grands atouts du livre, de proposer à la fois une démystification de la fantasy de façon « sérieuse », à coups de grands monologues philosophiques, et d'une autre manière, plus légère, à côté.
Car comme "Wyld", si "Coda" a compris une chose, c'est que la light fantasy passe bien mieux auprès d'un lectorat plus large si les personnages sont soignés. Ils sont souvent assez archétypaux mais traités en nuance et en profondeur. Ainsi, derrière la nonchalance cynique de Hum se cache une profonde dépression qui le touche plus qu'il ne voudrait l'admettre ; sa bien-aimée, Serka, possède une conception de la justice manichéenne, mais se voit elle-même contredite par sa nature que je vous laisse découvrir ; on se souviendra de Notch et sa gouaille, à la fois bandite sanguinaire et fille aimante, de la jeune voleuse des rues et sa candeur insolente, ou de la Noirsirène qui après mûre réflexion me fait beaucoup trop penser à Marine le Pen. Même les personnalités les plus comiques ne se résument pas à un seul adjectif : la Carne a son petit coeur sensible, et le vieux magicien qui n'est pas au courant que c'est la fin du monde en devient à la fois pathétique et attachant. Tout ça au service d'une intrigue sans temps morts, bien plus sérieuse, qui enchaîne les twists et les cliffhangers ; j'ai bien cru déceler une incohérence à un endroit, mais c'est sans réelle incidence sur le reste du récit.
On pourra quand même y trouver quelques défauts : une ou deux blagues bien bourrines, les longs raisonnements en « voix off », franchement bavards bien que jamais gratuits, et une case qui ressemble beaucoup trop à un plan de "Fury Road". Certains pourront aussi trouver l'histoire brouillonne, car l'univers demande à ce qu'on prenne le train en marche ; moi, je n'y vois qu'un plus, car le récit ne perd pas de temps en exposition !
"Coda" est de la fantasy comme je l'aime, à la fois profonde et impertinente, épique et critique envers la violence, rêveuse et sans illusions, accessible et nuancée. le tout avec un très long sketchbook final, il s'agit avec Sandman Overture de ma deuxième plus grosse claque visuelle de cette année. N'hésitez pas à vous offrir ce fabuleux one-shot, car c'est pour votre culture…
Lien : https://cestpourmaculture.wo..
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