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Critique de HundredDreams


Jón Kalman Stefánsson est un auteur islandais que j'ai découvert il y a quelques années avec « D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds ». Mais malheureusement, cette rencontre a été un rendez-vous manqué, je n'ai pas réussi à entrer dans le récit et je l'ai abandonné au bout de quelques pages seulement.

Après plusieurs critiques élogieuses de « Entre ciel et Terre », en particulier celles de HordeDuContrevent et Pancrace que je vous invite à lire, j'ai voulu retenter une nouvelle rencontre, et je dois dire que cette fois-ci, la magie a opéré dès les premières lignes.
Que dire de ce récit qui m'a accompagnée pendant ces quelques jours ? C'est beau, subtil, sombre, profond.

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Ce titre, magnifique, intemporel, introspectif, évoque ce qu'il y a entre ces deux immensités, le ciel de plomb et la terre noire : des forces contraires qui s'opposent et s'harmonisent en un jeu de contrastes de sons, d'odeurs, de couleurs tranchées, d'éclairage, de sensations.
Montagnes et mer, vent et glace, lumière et obscurité.
L'horizon et le vide, le sac et le ressac, le flux et le reflux.
La vie et la mort, le bien et le mal, le paradis et l'enfer.
Le calme et la tempête, le bruit et le silence, l'amour et le deuil, la poésie et la tragédie.

« La mer est d'un bleu froid et jamais calme, un monstre gigantesque qui inspire, nous porte la plupart du temps, mais parfois se dérobe et alors, nous sombrons : l'histoire de l'homme n'est pas si complexe que cela. »

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« Entre ciel et terre », le premier livre d'une trilogie, se déroule en Islande, à la fin du XIXe siècle, dans une petite communauté de pêcheurs.
Entre prose et poésie, l'auteur rend compte de l'atmosphère austère et silencieuse de ces lieux perdus dans les fjords, des croyances de l'époque, de la vie épuisante et risquée de ces hommes, de leur loyauté, de leur courage, de leur ténacité malgré leur impuissance face à une mer si peu fiable.

« S'éloigner de la côte peut être douloureux, on a l'impression d'avancer vers la solitude. »

Nous suivons deux hommes, un jeune garçon qui n'a pas de nom et Bárður, amoureux de poésie. Les deux amis s'engagent sur un bateau de pêcheurs pour subvenir à leurs besoins. Bravant l'océan et ses dangers, ils s'élancent sur des "cercueils ouverts ", affrontant la mer d'Islande pour pêcher la morue.
Et puis le drame survient lorsque, par une journée de mars, la tempête, monstrueuse, terrifiante, destructrice, se lève et frappe le canot de toute sa puissance meurtrière.
C'est bien connu que la mer donne et reprend.

« … les vagues enflent autour d'eux, la terre a depuis longtemps disparu, de même que la ligne d'horizon, il n'existe plus rien au monde que ces six hommes sur une coquille de noix, occupés à tirer des profondeurs glacées des poissons et des rêves. »

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Jón Kalman Stefánsson décrit avec beaucoup de pudeur et de profondeur, le quotidien de ces hommes et de ces femmes de pêcheurs.

« Les sanglots naissent quand les mots ne sont plus que des pierres inutiles. »

Petit à petit, on apprend à connaître quelques pêcheurs et leurs proches. Ballottés dans cet univers âpre et brutal qui parfois se déchaîne, on ressent leur désespoir, leurs sentiments d'isolement, leur peur d'affronter la mer, leur courage, leur inconscience parfois dictée par la nécessité de survivre. Mais ce récit sombre est aussi illuminé par des trouées de lumière dans le ciel d'ardoise qui rendent la vie moins terne et monotone.

« Il est peu de choses aussi belles que la mer par une magnifique journée ou par une nuit limpide, quand elle rêve et que le clair de lune est la somme de ses rêves. Pourtant, la mer n'a nulle beauté et nous la haïssons plus que tout quand elle élève ses vagues à des dizaines de mètres au-dessus de la barque, au moment où la déferlante la submerge et nous noie comme de misérables chiots, peu importe à quel point nous agitons nos bras, implorons Dieu et Jésus-Christ, elle nous noie comme de misérables chiots. »

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Quelques beaux personnages émergent de ce décor où la mer est souveraine.
On ne peut qu'apprécier ce jeune garçon tout juste sorti de l'adolescence, déjà meurtri par toutes les pertes qu'il a subies dans sa courte vie. Sans nom, il nous reste plus ou moins inconnu, mais déjà on s'attache à lui, percevant sa solidité sous sa fragilité apparente.
J'ai également aimé Bárður qui puise sa force tranquille et sa détermination dans l'amour de la littérature, des livres et de la poésie. Les mots deviennent alors des balises qui l'aident à traverser les moments difficiles, à apaiser ses angoisses, à reconsidérer le monde qui l'entoure et tourner son regard vers un horizon ensoleillé.

« Les rêves nous libèrent parfois des amarres de la vie. »

Mais, le reflux des vagues nous amène d'autres histoires qui prennent le pas sur celles des deux personnages principaux : les voix de Guðrún, Guðjón, GeirÞrúður, Brynjólfur, Ragnheiður, Þorvaldur, … sont comme des lignes de pêche jetés à l'eau. Elles se mêlent et s'entremêlent : amitiés, amours, deuil, regrets, combats, espoir, rêves.
De toutes ces vies solitaires et humbles, se dégage une profonde humanité qui m'a touchée.

« le coeur est un muscle qui pompe le sang, il est le domaine de la souffrance, de la solitude, de la joie, il est le seul muscle capable de nous ôter le sommeil. »

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L'Islande… extrême, contrastée, majestueuse, féérique, une destination qui me fait rêver. Des paysages à couper le souffle.
Mes mots, seuls, ne suffiront pas à exprimer mes émotions de lectrice à la lecture de ce texte poétique teintée de perfection et de rudesse. J'ai voyagé au milieu des embruns, j'ai été ballotté par la puissance dévastatrice des vagues, j'ai rencontré des hommes courageux et fiers, j'ai rêvé, j'ai espéré, j'ai cru.

La plume de Jón Kalman Stefánsson, poétique, métaphorique, apaisante et enivrante est comme une caresse. L'auteur a su capturer le mystère insaisissable de ces paysages aux multiples visages : la beauté changeante et insondable de la mer, les variations de lumière, l'éclat sauvage des paysages accidentés, le spectacle majestueux de ces montagnes noires comme le charbon, écorchées, qui plongent dans la mer.

« … dehors la pénombre de la nuit les attend, qui monte du fond de la mer jusqu'au ciel où elle allume les étoiles. La mer respire lourdement, elle est sombre et muette, et quand elle se tait, chaque chose fait silence, jusqu'à la montagne en surplomb où le blanc et le noir alternent. »

Mais ces descriptions font aussi appel à d'autres sens, car on ressent pleinement l'odeur iodée du large, le hurlement du vent, l'humidité glacée de la brume, le froid mordant de la tempête.

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L'écriture magnifique de l'auteur enveloppe le lecteur d'une douceur infinie que chacun s'appropriera à sa façon.
Si l'auteur réussit à merveille à nous plonger dans ce décor clair-obscur où la mer occupe une position centrale, le destin des hommes émerge délicatement des flots, étayés par des digressions philosophiques.

« La mer vient inonder les rêves de ceux qui sommeillent au large, leur conscience s'emplit de poissons et de camarades qui les saluent tristement avec des nageoires en guise de mains. »

Au-delà de cet amour inconditionnel pour la mer, l'auteur nous fait ressentir toute l'étendue des émotions humaines.
Le silence des hommes n'en cache pas moins leurs peurs face à la violence de la nature, leur envie de rompre avec la solitude et de trouver une amitié profonde, l'amour.

"Rien n'est doux pour moi, sans toi."

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Pour conclure, « Entre le ciel et la terre » est un roman contemplatif qui se lit davantage pour la beauté de la langue plutôt que pour l'intrigue. J'ai été captivée par l'écriture poétique de Jón Kalman Stefánsson dans laquelle prédomine la mer, miroir des émotions humaines. D'une beauté bouleversante, il nous convie à explorer le monde intérieur de ses personnages.
Ce roman sur la perte d'un être cher et le deuil est également un apprentissage de vie, une expérience qui n'épargne personne.
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