Il y a deux Steinbeck : celui de
Tortilla Flat, et celui des Raisins de la Colère. Celui
des Souris et des Hommes et celui de
Rue de la Sardine. Là où il sait dépeindre avec gravité et poésie les malheurs terribles endurés par les plus démunis pendant la Grande Dépression, il parvient aussi à en rire et à savoir apprécier l'ivresse des soirées arrosées à la bière entre amis. Il y a deux Steinbeck, mais aucun n'est plus John que l'autre.
Le plus important, c'est que finalement il raconte la même chose sous ces deux angles. La façon dont la société maltraite les plus pauvres, la façon dont elle les broie implacablement. Parfois il décide de se révolter, parfois il décide d'oublier en riant dans l'alcool. Face à l'absurdité du monde, quelle est réellement l'attitude la plus noble ? Il décide de ne pas choisir, et comment lui donner totalement tort. Nous sommes nous aussi alternativement celui qui voudrait porter haut l'étendard des luttes les plus justes, et celui qui baisse les bras et s'enivre, que ce soit d'alcool ou d'autres addictions qui ont pour but de nous aider à survivre aux lendemains qui déchantent.
En furetant un peu j'ai appris en plus que le plus noble des personnages hauts en couleur de cette
rue de la Sardine, le Doc poète, amoureux de musique classique, n'ayant pas renoncé à tenter de séduire les femmes plutôt qu'à les « consommer » au bordel du Drapeau de l'Ours chez Dora, que ce Doc tellement généreux qu'il pardonne christiquement à ceux qui l'ont le plus offensé, est en fait inspiré d'un des meilleurs amis de Steinbeck, Ed Ricketts. le Laboratoire, lieu pourtant le plus improbable de cette
Rue de la Sardine, avec ses bocaux remplis d'étoiles de mer, de crabes ou de grenouilles, est en fait le plus réel de tous ces lieux et peut encore être visité à Monterrey.
Cette aura de réalisme qui nimbe cette reconstitution baroque d'une ville côtière de le Californie, c'est la petite touche qui manquait pour rendre encore plus touchant ce roman de Steinbeck, et lui donner le sceau de chef d'oeuvre qu'ont déjà atteint pour moi ses autres oeuvres. le final festif où se mélangent beuveries et lecture de poésies est parfaitement à l'image du personnage Steinbeck, attachant comme peut l'être un frère de coeur.