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Critique de SZRAMOWO


Une babeliaute m'a permis de découvrir le livre de Benjamin Stora Les clés retrouvées – Une enfance juive à Constantine. Mille fois merci.
Le sujet me concerne et l'auteur m'intéresse. Benjamin né dans une famille juive en 1950, quitte l'Algérie le 16 juin 1962. Moi, né en 1952 dans une famille espagnole, je quitte l'Algérie le 13 juin 1962.
Beaucoup de réminiscences, de clins d'oeil, de situations vécues, de personnages, de vocabulaire, de postures, résonnent avec ce qu'enfant, j'ai vécu et ressenti.
Comment ne pas s'émouvoir en lisant que la mère de Benjamin Stora avait emmené les clés de sa maison de Constantine, geste qui fut celui de ma Grand-Mère Damiana lorsqu'elle quitta son village de Vera en Espagne pour migrer vers l'Algérie, et que ma mère reproduira en quittant l'Algérie où sa mère l'avait fait naître…
Je fus donc un lecteur attentif, soucieux de retrouver dans les mots de Benjamin Stora le reflet de ma propre expérience.
Vue de l'extérieur, on a parfois du mal à comprendre la société algérienne d'avant 1954. Elle s'est construite autour de plusieurs communautés ayant chacune leur histoire, leur religion, et leur parcours migratoire – les « indigènes » - ce terme à lui seul est explicite, les espagnols migrants du XIXème siècle et réfugiés de 1936, italiens, les Maltais – eux-mêmes se qualifiant d'Européens par opposition aux indigènes ; les petits colons français enfants de la commune pour certains et migrants obligés pour d'autres ; les vrais colons agriculteurs français, le plus souvent viticulteurs - externalisant leurs investissements nationaux en Algérie ; les fonctionnaires français investis de leur pouvoir…au nombre de ceux-ci l'armée française, la police et la gendarmerie.
En temps normal…- en prononçant ces trois mots toutes les précautions oratoires que l'on peut imaginer, ces communautés vivent ensemble ou plutôt coexistent mais peuvent s'ignorer, ou pas, fraternisent parfois, fréquentent les mêmes lieux ou pas.
Mais ce sont là des histoires d'adultes. L'enfant, et c'est l'intérêt de le faire parler, ne se soucie pas de ces frontières communautaires…il joue avec ses semblables, jusqu'à un certain point.
Benjamin est né dans cette partie de Constantine que le guide Hachette de 1950 décrit avec un tact tout relatif :
« La partie entre la rue du sergent Paul Atlan et le ravin du Rummel renferme encore de curieux quartiers indigènes, arabes et juifs, qui subsistent à peu près intacts »
Notez les termes suivants : curieux, indigènes, arabes, juifs. Ce sont là des termes utilisés par les « français de la Métropole » pour qualifier les habitants de ce curieux pays dans lequel ils sont venus travailler, pacifier, éduquer, défendre….
Mais, écoutons Benjamin :
« J'ai vécu une enfance heureuse de petit citadin qui ignore les joies de la campagne, dans cette vieille cité, bâtie sur un rocher, d'accès difficile, assez impénétrable, si ce n'est par ces ponts. »
« L'aspect citadin contredit un certain nombre de stéréotypes. On croit ainsi que les enfants d'européens d'Algérie étaient des fils de colons. Ce n'est évidemment pas vrai. »
Il fréquente les cinémas de Constantine,
le Vox, l'ABC, le Nuñez, le Versailles, le Casino, se promène sur la place de la Brèche via la rue Caraman – «..Un paseo très méditerranéen, en Italie, en Espagne, les gens en font de même…là les potins pouvaient se propager très facilement… »
« C'est aussi l'existence de nombreux petits métiers : le repasseur de couteaux…les vitriers, les rempailleurs de chaises… »
« Dans le vieux quartier juif de Constantine, juifs et musulmans vivaient imbriqués les uns dans les autres, et séparés du quartier dit « européen ». Deux villes se juxtaposaient ainsi dans la ville : la judéo-arabe, la vieille cité de Constantine où s'entassait une population extrêmement nombreuse et complètement mêlée ; et l'européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l'autre côté. »
Connait ses premiers émois,
« La proximité des garçons avec les femmes dans les appartements ou les hammams favorisait l'éveil à la sensualité, au désir. »
Mesure ce qui le rend différent,
« La France lointaine m'apparaissait comme le monde du silence, de la verdure et de la fraicheur. Je voyais l'Algérie en jaune et la France en vert, pâturage… »
« Je suis donc né en France dans un département français d'Algérie, comme d'autres sont nés dans le Cantal. »
« Enfant, la France c'était l'école et mon institutrice. Elle était blonde aux yeux pâles, distinguée….Une image qui contrastait fortement avec celle plutôt agitée, bruyante et noiraude de nos famille. »
« le dimanche midi, par exemple, on avait droit au sauté de veau aux petits légumes, aux bouchées à la reine. Mais le shabbat, on mangeait la t'fina traditionnelle, ou le couscous et les boulettes… »
Et puis, à partir de 1957, la guerre, larvée jusqu'alors s'est imposée aux yeux de tous, on ne pouvait plus l'ignorer,
« La France en Algérie existait par la démonstration (…) de sa force militaire. Celle-ci s'est accrue à partir de 1957 avec l'arrivée du contingent, des jeunes métropolitains, quasiment des enfants, totalement perdus dans ce pays qui les surprenait… »
Des « événements » jugés mineurs par les familles Zaoui et Stora, l'avait précédé, l'insurrection de novembre 1954 avec l'apparition du FLN, et cette manifestation à Constantine du 20 août 1955, pourtant jugée comme « le début des temps difficiles ».
« C'était donc ma première image de guerre que cette entrée soudaine dans l'appartement de militaires français. »
Les premières lignes du prologue sont consacrées à cet événement :
« C'était le 20 août 1955. J'avais quatre ans et demi. Il faisait très chaud ce jour-là dans notre petit appartement (…). Et puis, brusquement, des soldats sont entrés. Ils ont ouvert la fenêtre, installée un sorte de trépied, et posé une mitrailleuse dessus. Ils ont tiré. le bruit était épouvantable. Les douilles sautaient, et une odeur âcre a envahi ma petite chambre. »
« Une autre image de la guerre qui me revient, ce sont les « rues barrées » par l'autorité militaire. (…) Je me rappelle les barbelés, les barrages, les chicanes…»
Il fallait partir,
Les événements d'Algérie sont vécus par la communauté juive au prisme de la solidarité du monde arable avec la lutte du peuple algérien. Les juifs deviennent une cible : « un attentat au Casino de la Corniche, lieu de rendez-vous de la jeunesse juive algérienne (…) un homme âgé de soixante-cinq ans, David Chiche, fut arrosé d'essence par un groupe de jeunes musulmans (…) une grenade (…) lancée dans la synagogue de Boghari (…) »
« Les promesses d'une Algérie fraternelle et égalitaire semblent s'évanouir. La guerre avait durci tous les comportements. »
Le 22 juin 1961, le chef d'orchestre Raymond Leyris est tué « (…) d'une balle de 9 mm tirée dans la nuque. (…) La mort de M Leyris (…) a jeté (…) la consternation dans les milieux musulmans et israélites. »
Le choix du départ, le 12 juin 1962, s'impose à la famille Stora « vingt jours seulement avant la proclamation de l'indépendance algérienne. Nous sommes donc partis parmi les derniers de notre quartier, dans la précipitation. ».
Le livre de Benjamin Stora tente, pour autant que cela soit possible, d'objectiver les facteurs qui ont conduit à l'abandon du rêve d'une société algérienne « fraternelle et égalitaire », au triomphe des « ultras » sur les partisans du « vivre ensemble ». La page 109 illustre de façon parfaite le processus qui conduit chaque algérien à se dire : « (…) il fallait désormais être dans un camp ou dans l'autre (…)
J'ai personnellement retrouvé beaucoup de points communs entre mon père, Espagnol catholique, je le rappelle, et celui de Benjamin Stora : la volonté de partir le plus tard possible motivée par une croyance indéfectible en l'homme, plus que dans les organisations ; cette rencontre avec des responsables locaux du FLN qui assurent le père de Benjamin qu'il n'aura rien à craindre dans l'Algérie indépendante…mais qui le conduit à conclure : « cette fois nous partons en France. » (Page 115)
Seul bémol à la lecture, le fait que parfois, voire souvent, la voix de l'enfant Benjamin – celui des années 1955-1962- se perde dans celle de l'historien Benjamin Stora. Au moment où l'enfant se confie, parle de ses émois, de ses analyses approximatives, subjectives, l'historien intervient pour compléter par une référence, un contrepoint, un souvenir différent, l'apport d'un événement historique avéré…c'est quelquefois gênant.
Toutefois, je recommande ce livre à tous ceux qui veulent avoir une vision claire, précise et sans préjugés de la situation en Algérie dans les années précédant son accession à l'indépendance, du rôle des différentes communautés, de la dégradation de leurs relations du fait de l'irruption de considérants exogènes dans leur vie domestique et sociale.
Je ne puis m'empêcher de citer les dernières lignes du livre :
« Lorsque ma mère est décédé en 2000, j'ai retrouvé au fond du tiroir de sa table de nuit le trousseau de clés. C'était bien celui de l'appartement de Constantine, qu'elle avait toujours conservé. Comme les histoires de Marranes qui emportaient dans le Nouveau Monde les clés de leur maison d'Espagne, de l'Andalousie perdue. »
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