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Critique de colimasson


Bien que le Banquet de Platon ne semble pas constituer un texte explicitement politique, Léo Strauss, reconnu surtout comme spécialiste de la philosophie politique, lui accorde tout son intérêt en tant que « la lutte de Socrate avec la poésie est le Banquet » et qu'à partir de ce point, la réflexion sur les critères permettant de distinguer le droit positif du droit naturel pourraient être précisés. Par ailleurs, et puisqu' « en dernière analyse, […] on ne peut pas penser avoir totalement compris un dialogue quelconque de Platon si l'on n'a pas compris tous les dialogues », le Banquet pourrait nous servir à mieux comprendre la République, le Phèdre, Gorgias, les Lois, etc. Léo Strauss nous initie ainsi à une minutieuse méthode de lecture de Platon en se faufilant dans l'interstice des lignes du texte et en interrogeant la moindre anomalie rencontrée. Rien n'est gratuit : l'ordre des discours, les intermèdes, les rires, les répétitions, les apparentes contradictions. Nous ne sommes pas loin de la paranoïa, non pas critique, mais classique, c'est-à-dire initiatique, consistant en l'abandon si possible du plus grand nombre possible de réflexes de lecture.

Les protagonistes du Banquet, sommés de faire l'éloge d'Eros, se lancent chacun à leur tour dans la proclamation d'un discours qu'ils imaginent servir à la cause de ce Dieu. Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristophane et Agathon interviennent, sublimes sophistes, délicieux poètes, tantôt savants, tantôt bouffons, leur discours honorant le thème choisi à l'occasion du Banquet et révélant à leur insu de quelle manière chacun se dispose quant à Eros de la place qui lui échoie en tant qu'aimé ou amant, en tant que faible ou fort ou en tant que socialement défini par un statut. Socrate, pour sa part, parle au nom de Diotime qui l'initia aux mystères d'Eros alors qu'il était encore jeune, idéaliste et poète, par un parcours passant de l'amour d'un corps à l'amour des beaux corps, puis de cet amour à l'amour des activités et des lois, enfin à l'amour des connaissances. A ce point une rupture, ces belles connaissances ne sont plus caractérisées comme des objets d'Eros mais comme des objets de contemplation. La vision succède à l'amour de concupiscence.

« le beau lui-même est le bien. Cela s'oppose de manière patente à l'enseignement de la République, selon lequel le bien est élevé au-dessus du beau. »

L'amour du beau triomphe complètement de l'amour de ce qui est à soi dans le Banquet. Il ne l'emportait pas, et n'était pas censé l'emporter, dans la République. D'un dialogue à l'autre, les interlocuteurs changent et le discours doit s'adapter. « Dans le Banquet, on discute d'Eros dans le contexte d'une lutte entre la poésie et la philosophie. » Dionysos, figuré sous les apparences d'Alcibiade, tranche en la faveur de la philosophie, représentée par Socrate, car les poètes n'aiment pas le beau en tant que tel mais le beau comme amour de ce qui est à soi. Aussi n'existe-t-il pas d'inclination naturelle vers la vertu morale ; aussi le droit positif se montre-t-il légitime.

Le droit positif ne serait-il qu'une oeuvre de poète, ainsi que nous le suggère Socrate par l'effet du contre-exemple ? Socrate n'a pas exercé d'activité politique et il n'a pas écrit, prouvant « la faiblesse de son thymos » ; « et dans cette mesure, la critique de Socrate par Aristophane, disant qu'il était un homme non-politique, contient une grande vérité. » Socrate, n'aimant que le Nien, qui implique le détachement de tous les affects, n'a pu être le producteur de cette forme de poésie qu'est le droit positif puisque celui-ci est amour de ce qui est à soi seulement, art d'honorer ce que chacun croit être bon pour l'autre plutôt que soumission au bien, c'est-à-dire au droit naturel. L'initiation aux mystères d'Eros consiste donc essentiellement en une catharsis de l'amour qui révèle, du plus grossier au plus subtil, l'orgueil qui se glisse jusque dans ses plus charmantes formes, jusqu'à la réalisation de la parfaite identité avec le Bien, dans l'aphanisis du beau.

Procédant à une lecture classique du Banquet l'ouvrant à l'intertextualité, Léo Strauss donne à son lecteur les moyens d'en saisir les enjeux sans s'aventurer dans une spéculation anachronique. Cette analyse se complèterait à merveille de celle proposée dans le séminaire sur le transfert de Jacques Lacan.
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