Citations sur Homesman (59)
Vester avait quarante-quatre ans. Il posa la main sur le ventre de sa femme et lui dit que le bébé n’était pas de sa faute. L’homme avait des besoins, dit-il, et le seigneur avait créé la femme pour les assouvir.
C’était comme si une immense tombe s’était ouverte pour laisser entrer la lumière, la lumière aveuglante. Depuis le ciel bleu, le soleil bénissait tout en contrebas. Le corps de la plaine, froid, silencieux, blanc et immense, était enfin à nu. Hommes, femmes et enfants, enterrés pendant l’hiver comme des bêtes, sortaient de terre pour voir ce que les mois d’obscurité, de tempêtes et de mort s’étaient infligés les uns aux autres. Certains désespéraient. D’autres accueillaient le printemps. D’autres, encore, remerciaient Dieu.
Il est paresseux. Il est ignorant. C’est un pleurnichard. C’est Theoline qui était forte. C’était elle, le pilier de la famille.
Il resta sur son cheval et la dévisagea. Elle aurait tout aussi bien pu lui parler en hottentot. Elle savait reconnaître un loup solitaire quand elle en voyait un.. Un solitaire ne pouvait pas comprendre un ordre, évidemment, ni même une suggestion, mais, ce qui l’exaspérait d’autant plus, c’est qu’il ne semblait jamais avoir entendu prononcer le mot coopération. Un tel homme vivait seul au monde, pensant que la planète tournait pour son propre confort et à sa convenance.
Les pages du calendrier s’égrenaient. Le lit conjugal avait fini par leur tourner le dos. Les relations sexuelles, qui avaient un jour été un acte d’amour, puis une corvée aussi routinière que de mener le taureau à la vache, étaient désormais un acte exécuté dans un silence désespéré, après seize ans de mariage. Ils n’avaient pas d’enfants, mais ce n’était pas faute d’essayer. Chaque nuit, sauf quand elle avait ses règles, le mari passait une jambe par dessus son épouse, relevait sa chemise de nuit, la montait, s’affairait sur elle comme s’il maniait un pied-de-biche ou une hache, versait sa semence, roulait sur le côté et s’endormait. Ils n’échangeaient aucun mot doux. Ils ne s’embrassaient pas.
Un homme de piètre morale. Un ignorant. Un rustre. Un abruti. Une brute – seule une brute aurait pu fendre ainsi le cuir chevelu de Vester Belknap. Elle fouillait dans son vocabulaire en quête du terme qui pourrait le décrire à la perfection. La plupart des hommes qui venaient s’installer dans les Grandes Plaines étaient des hommes bien, robustes et courageux, qui craignaient Dieu et avaient de l’ambition, c’étaient des pères de famille. Oh, il y avait certes des exceptions, la lie de l’humanité, les hors-la-loi et les bons à rien. La catégorie intermédiaire représentait les fruits pourris mis au rebut, des gens inférieurs en tout point, qui prenaient tout ce qu’ils pouvaient sans jamais rien donner en retour. Eurêka. Elle avait trouvé le terme. Le voleur était un fruit pourri.
C’était une complainte d’un tel désespoir qu’elle déchirait le cœur et enfonçait ses crocs au plus profond de l’âme. Mary Bee porta les mains à ses oreilles. Des larmes lui dévalaient le long de ses joues, les larmes qu’elle avait retenues et accumulées la veille et au cours de la journée. C’était comme si les créatures tragiques à l’intérieur du chariot comprenaient enfin ce qui leur arrivait : qu’on les arrachait à tous ceux qu’elles aimaient, à leurs hommes, à leurs enfants, vivants ou morts ; à tout ce qu’elles aimaient, à leurs graines de fleurs, à leurs bonnets et à leurs alliances – pour ne plus jamais revenir. Le chariot grondait. Mary Bee sanglotait. Briggs poussait les mules. Les femmes continuaient à gémir. À gémir.
Le printemps précipitait les nuages ou les laissait paître comme des moutons dans le ciel bleu et neuf. ( p 154 )
Le cœur de Garn se serrait en pensant à elle. Et la vue de sa femme lui faisait honte. Il l’avait épousée bien trop jeune, il l’avait emmenée dans des contrées trop sauvages, il ne lui avait donné qu’un trou dans la terre pour vivre. Quel endroit infernal, avait dit Jessup, pour grandir quand on est une fille. Oh, c’était lui, Garn, qui était fautif. Mais comment aurait-il pu deviner à quel point elle devrait travailler dur, ici ? Comment aurait-il pu deviner qu’elle aurait trois bébés en trois ans ? Comment aurait-il pu deviner qu’Arabella Sours, la plus belle femme qu’il ait jamais vue, finirait parfois par paraître aussi vieille que sa propre mère ?
Garn et Arabella Sours, tout juste mariés, lui à dix-huit ans et elle, à seize, étaient venus en chariot dans l’Ouest trois printemps plus tôt avec la famille du jeune homme – son père, sa mère et deux jeunes frères. Ils étaient trop jeunes pour se marier, s’était-on plaint, mais le père de Garn était impatient de partir. Les deux adolescents, profondément amoureux et risquant de dépérir s’ils se voyaient séparés, avaient eu des épousailles hâtives et avaient passé leur nuit de noces à l’arrière d’un chariot au milieu du campement. Arabella abandonnait derrière elle une grande famille chaleureuse et elle avait eu le mal du pays pendant un mois. À Glenwood, les parents de Garn avaient fourni aux jeunes mariés un chariot, du bétail, des provisions ainsi que quelques meubles, puis ils avaient traversé le fleuve Missouri, longé la Platte River comme tous les autres migrants, et ils avaient ensuite pris la direction du nord pour trouver une concession dans le Territoire. Le benjamin de la fratrie, Bert, âgé de treize ans, s’était noyé dans une rivière en crue qu’ils avaient essayé de franchir à gué, et son corps n’avait jamais été repêché. Ils ne trouvèrent pas de concessions voisines, comme Garn et son père l’avaient envisagé, aussi durent-ils acheter des terres à une cinquantaine de kilomètres les uns des autres. Garn et Belle avaient alors bâti un abri et une étable creusés dans la terre, la méthode la plus facile. Ils avaient choisi un ravin orienté à l’est et s’étaient mis à l’œuvre avec des pelles sur le flanc ouest de la paroi. Au bout d’une semaine, ils avaient fait une excavation de quatre mètres de large sur cinq de profondeur dans le versant de la colline. Garn avait fabriqué une porte et une petite fenêtre qu’il avait installées côte à côte, il avait comblé les interstices avec de la terre, puis il avait percé un petit trou vers le haut et y avait fait passer le tuyau du poêle jusqu’au niveau de l’herbe de prairie au-dessus de la maison. C’était une habitation douillette, chaude en hiver et fraîche en été, Belle y avait disposé à sa convenance un lit neuf, une table et deux chaises. Elle était trop jeune pour posséder une malle, aussi cachait-elle ses babioles et son camée rose sous le matelas. Puis ils avaient creusé l’étable à quelques mètres dans le ravin, Garn avait poli la vitre de leur fenêtre et installé des toilettes extérieures, il avait embauché un homme qui possédait un bœuf et une charrue, il avait acheté des semences et en un mois, M. et Mme Sours étaient propriétaires fonciers, fermiers, et heureux comme des poissons dans l’eau. Au bout de quatre mois, elle était enceinte de quatre mois et son ventre s’était déjà arrondi. Garn redressait les épaules sous tant de nouvelles responsabilités et ils s’effondraient dans leur lit chaque soir, morts de fatigue.