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Critique de berni_29


Nous sommes dans le Nunavut des années soixante-dix, c'est une terre inuite, une contrée lointaine aux confins du Canada, un territoire autonome dont j'ignorais totalement le nom, l'existence, l'endroit, jusqu'à cette lecture de ce texte qui m'a dévoré, Croc fendu.
La narratrice qui, sans doute, ressemble comme deux gouttes d'eau à l'autrice Tanya Tagaq, nous entraîne dans un texte âpre, inconfortable, vertigineux, tout simplement beau au sens d'une écriture prête à laisser son empreinte indélébile en nous.
Tanya Tagaq est une chanteuse de gorge inuite et je vous invite à aller écouter ce qu'elle produit, vous aurez sensiblement, à quelques décibels près, l'écho de celle a écrit dans Croc fendu.
C'est un récit tout en oscillations et tangages. Il mêle de magnifiques contrastes qui ne cessent de dialoguer entre eux.
Ici des paysages magnifiques disent l'ivresse du décor et la nuit qui l'étreint.
La magie de l'enfance n'exclut jamais la douleur en revers.
Nous voyageons entre réalisme et étrangeté onirique…
Entre poèmes et prose.
Entre texte et dessins, puisqu'il y a des dessins de temps en temps, d'un certain Jaime Hernandez, dessins d'une douceur innocente, faisant penser à des dessins de mangas…
C'est dans un monde glacé, désoeuvré, blanc à l'extérieur, que la narratrice fait les yeux noirs à la vie, cherche son itinéraire. Elle aime les garçons. Elle aime les filles. Elle ne sait pas encore quelle direction prendre au début, d'ailleurs pour elle choisir n'est pas un vrai chemin.
C'est une immersion sidérante à laquelle l'autrice nous invite, nous happe, pour nous transpercer le coeur et l'âme de part en part.
Et lorsque l'arme est remise dans son fourreau, il reste encore un peu de mots qui saignent et traînent sur la neige des pages…
Il y a ici une alchimie qui transforme la banquise en désir, la banquise en soleil, la banquise en souffrance, la banquise en chagrin, la banquise en désespoir…
En lisant Croc fendu, j'ai pensé à cette phrase de Marguerite Duras qui disait : « Écrire, c'est aller dans ce périmètre où on n'est plus personne. »
Comme c'est tellement vrai ici, y compris pour le lecteur.
L'écriture de Tanya Tagaq a quelque chose d'animal, d'habitée par du vivant, par quelque chose qui ressemble à l'enfance et devient invisible sauf aux lecteurs par la grâce et la violence de son écriture, qui demeure pour autant à chaque page éprise de poésie...
Il y a une rage dans cette écriture, vorace, il est difficile de déceler où vient naître cette rage, où celle-ci vient se poser, autrement que sur ces pages. Cela semble à la fois spontané et ancestral…
Mais cela ressemble aussi à un journal intime, on entre et on en ressort plus secoué encore…
J'ai été sensible aux éléments glorifiés et mélangés aux sentiments humains, le temps devient astre, lumière, peur, âme, vie… Il y a un côté que j'imagine presque chamanique. En même temps je dis cela sans connaître le sujet. Je sais seulement que ce récit me rappelle une ancienne lecture, celle de Croire aux fauves de Nastassja Martin, une prochaine lecture m'y amènera encore, puisque j'envisage de lire un essai de Corine Sombrun, La diagonale de la joie… Alors je me dis que c'était prévu dans les astres, - ou tout simplement par le truchement du hasard qui fait si bien les choses, que ce livre me tombe dans les mains…
Dans ce texte, j'ai lu le parcours d'une enfant qui devient jeune fille puis femme puis mère dans le chaos d'un monde qui autour d'elle chavire dans la misère sociale, le désoeuvrement, l'alcool…. le monde des autres c'est celui-là, mais c'est forcément son monde à elle aussi, ce monde qui la façonne. Elle se tient debout dans ce monde, marche dans la nuit du Grand Nord, peut-être qu'elle va tenir debout par l'art de l'écriture et du chant guttural.
Ici l'obscurité est continue pendant trois mois en hiver, tandis que la clarté est absolue pendant autant de jours en été.
Sous la plume acérée de Tanya Tagaq, les mots se font aurores boréales, constellations, comètes, sortant de sa gorge comme le feu des cratères en éruption, traversant les pages pour les embraser et nos doigts avec…
C'est une écriture viscérale qui ne m'a pas lâché du début à la fin. J'ai été captif, happé par le récit de Tanya Tagaq.
Alors, on pourrait se dire que tout ceci se passe loin de chez nous, au Nunavut, hier c'est-à-dire dans les années soixante-dix. J'y ai vu cependant un texte féminin, féministe, mais aussi intemporel, universel…
Merci à toi Doriane de m'avoir invité à aller vers ce récit inouï.
Et merci à mes chères libraires préférées, les Julie, de la librairie Elizabeth & Jo dans ma petite commune, d'avoir innocemment ou insidieusement déposé sur leur étalage ce livre….
Tanya Tagaq dédie son texte aux femmes et aux filles autochtones disparues ou assassinées, ainsi qu'aux survivants des pensionnats. On imagine aisément dans cette dédicace sombre toute l'horreur des peuples minoritaires, opprimés, effacés.
Quant à moi, je dédie ce billet à toutes les femmes qui ont envie de mordre ou qui ont tant besoin de le faire…
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