La précarité, c’était cela aussi : ne pas avoir les moyens financiers de s’enfuir et de recommencer une nouvelle vie, ailleurs, loin de ses démons et de ses bourreaux.
Elle se demandait alors, si la plus grande solitude n’était pas d’être réduite à sa simple utilité. De n’être qu’un humain jetable.
Il vaut mieux un con compétent au boulot qu'un gentil bon à rien.
Elle alluma. Comme elle, tout était propre, inerte et usé. La propreté était la pierre angulaire de sa dignité. Ce qu’elle devait préserver pour faire oublier le reste. Joséfa ne vivait pas dans la pauvreté. Elle se tenait juste au bord de ce précipice, dans cet équilibre incertain qu’on appelle pudiquement la précarité. Tout comme elle, sa maison en était remplie : une femme et des objets vieux jamais renouvelés, jamais ménagés, toujours sous pression, utilisés jusqu’à la corde, rafistolés avec les moyens du bord sans avoir l’assurance de tenir jusqu’au bout. Un être et des choses du passé, incrustés dans le présent et au futur impossible.
Tout était dit. Tout était fait. Sans le savoir, Jo venait d'entrer dans l'engrenage du malheur et de la culpabilité. Elle n'en était qu'au commencement.
Depuis des mois, il cherchait vainement dans son répertoire d’attitudes. La formation n’avait pas prévu le cas de mères ayant perdu leur fille assassinée et dont le meurtrier courait toujours. Il se sentait démuni. Comme beaucoup d’autres, ce spectre inconsolable commençait à le déranger. Il ne voyait qu’une solution. La plus économe en réflexion : éradiquer le problème. Il se promit d’y réfléchir
Le commissariat d’Yprat, situé en plein centre-ville, avait été rénové dans le style des luxueux hôtels de la ville. Pierres blanches, colonnes à l’entrée et sur le fronton, « POLICE NATIONALE » gravé à l’or fin...
Jo en tira deux enseignements douloureux : lorsque les gens ne connaissent pas la vérité, ils préfèrent en inventer une en parfait accord avec leurs pulsions malsaines, et que ses congénères ont besoin de prendre part et parti.
Ainsi, tout le monde se lamentait sur le meurtre de la pauvre Coline, tandis que celui de son propre enfant devenait insidieusement la juste conséquence de la vie scabreuse menée par une mère et un fille répugnantes et infréquentables.
Cette conclusion, Jo l'entendait quotidiennement à la station-sortie 8 que les touristes prenaient d'assaut avec les beaux jours. Il suffisait que les photos de Coline et Suzy apparaissent pour que fusent les commentaires.
"Trois cafés et un chocolat ! Pauvre gamine quand tu penses qu'elle s'est peut-être fait tuer comme l'autre alors qu'elle, elle n'avait rien demandé..."
Et Jo devait leur servir trois cafés et un chocolat.
L'engrenage venait d'actionner sa dernière roue.
Une roue minuscule en comparaison de la grande mécanique qui s'était emballée dans Yprat.
Une roue qui tournerait lentement, dent après dent, jour après jour.
Dieu avait mis sept jours pour créer la Baie.
Il restait à savoir, combien de temps mettrait le diable pour en venir à bout.
Lorsque Dominique avait vu la voiture, il avait su que le dernier chapitre de sa vie s'écrirait ainsi et maintenant. Il n'avait pas attendu son arrivée pour prendre les devants. Il attendait juste qu'on lui donne l'impulsion suffisante pour pallier son manque de courage.