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Critique de bgbg


bgbg
22 février 2022
Magnifique roman, d'une autre époque, celle de grands romanciers extérieurs à ce que l'on appelle aujourd'hui l'autofiction. Il mêle déambulations romanesques et réflexions philosophiques, autour de la gémellité et du manque (de l'autre). le roman est polyphonique, donnant la parole à un narrateur indéfini et plus souvent à un des protagonistes de l'action.

L'action commence en 1937, en Bretagne Nord, dans les actuelles Côtes d'Armor, plus précisément dans la baie de l'Arguenon. La Cassine abrite une ancienne ferme où vivent un couple, Édouard et Maria-Barbara Surin, une ribambelle d'enfants, dont les derniers, 6 ou 7 ans - on ne sait plus -, sont des jumeaux, Jean et Paul. Une usine textile jouxte la maison, les Pierres Sonnantes, dont Édouard est propriétaire. Non loin, l'institution Sainte-Brigitte est spécialisée dans l'accueil et le séjour d'enfants handicapés.
Édouard fait de fréquents allers-retours à Paris, ou vit sa mère et où il mène une double vie. Alexandre, son jeune frère, y vit aussi : très attaché à sa mère, il est l'incarnation parfaite du dandy homosexuel, brillant, érudit, précieux, toujours en chasse. C'est le premier narrateur du roman.
Il vient d'hériter d'une charge qu'il trouve répugnante, puis à laquelle il s'adonne avec passion : la gestion des ordures ménagères de Roanne, Marseille, Paris, Casablanca, Deauville... Évoquant ses années de collège et ses premières émotions physiques avec ses camarades d'étude, il se lie à Thomas, dit Koussek, qu'il reverra par hasard lors d'une déambulation à Paris. Thomas, devenu curé, et lui auront une conversation passionnée, d'abord sur l'éloge de l'homosexualité et le mépris où l'on peut tenir le monde prolétaire hétérosexuel, ensuite sur des questions théologiques révélant la primeur du Saint-Esprit sur le Christ, et encensant la Pentecôte.
On retrouve Alexandre à Roanne, pris entre le flux des ordures et ses amours pour deux de ses éboueurs, entre une grève de ceux-ci et les pérégrinations autour du Trou du Diable. À Miramas-Marseille, Alexandre s'installe avec Sam, son chien, dans un vieux wagon, cerné par des rats et des goélands qui se font la guerre, tandis qu'un jour de mistral, son Daniel chéri qui tentait de le rejoindre connaît un sort funeste, servant de gueuleton à ces “gaspards“ boulimiques. Plus tard à Paris, c'est Sam qui disparaît. le périple d'Alexandre s'achève à Casablanca où il devait superviser la décharge d'Aïn Diab : effectuant sa dernière “chasse“ au milieu des docks de la ville, il connaîtra la lame de brigands dans ce lieu mal famé. Exit Alexandre et ses divagations homosexuelles.

Des deux frères-pareils, c'est Paul qui s'exprime le plus, peut-être le plus cérébral, en tout cas le plus attaché à la gémellité, sur laquelle il disserte volontiers. Gardien de la cellule gémellaire, il veille à éviter son éclatement, s'attache « à jouer le grand jeu gémellaire, à accomplir ses rites, à respecter son cérémonial ». Au contraire pour Jean, jumeau équivaut à infirmité, difformité, à l'instar de ces siamois dans des bocaux, aperçus dans une fête foraine. La cellule gémellaire est pour lui une oppression, qu'il cherche à fuir au travers du mariage. Paul intervint alors, donnant après coup une interprétation sans-pareil selon laquelle « par une manoeuvre félonne, il parvint à chasser l'intruse », puis arguant une explication propre à l'intimité gémellaire à laquelle ne peut succéder ce qui ne peut être qu'une « promiscuité dégoûtante ». Or, prenant prétexte d'une opposition entre cardeuses, semeuses de discorde, et ourdisseuses pourvoyeuses de bien, au sein de l'usine des Pierres Sonnantes, Paul pose comme élucidation « qu'au fond cet apparent mariage de Jean avec Sophie n'était qu'un divorce avec moi ».

Jean va fuir ce qu'il nomme « esclavage gémellaire » et disparaître aux yeux de son frère en sillonnant le globe. Il fuit d'abord à Venise où devait se faire son voyage de noces. Paul, dans les pas de son frère, s'y retrouve, rencontre des gens qui ont croisé Jean, réalise que le temps astronomique (saisons, solstices, équinoxes) n'est pas le temps météorologique, celui des météores, des évènements climatiques, le second toujours en avance sur le premier. Paul apprend que Jean est à Djerba et il en prend le chemin, constatant là que son frère a déjà fui. Dérangeant à peine un vieil alcoolique qui vient de perdre sa moitié, créatrice d'un magnifique jardin ravagé par un orage, il poursuit sa quête, conduit en Islande puis au Japon : le soleil éternel de l'île des Lotophages, les jardins japonais natures ou miniatures, des rencontres déterminantes ponctuent son périple, occasionnent ravissement et conviction qu'il doit persévérer. Et puis c'est le Canada, Vancouver et son phoque perché sur un rocher, le train qui gravit les Rocheuses et la Grande Prairie, enfin Montréal puis Berlin. On est en 1961 et c'est la construction du Mur, conjugué à des pluies incessantes et des coulées de boue, qui sera la cause du drame final...

L'écriture de Michel Tournier a quelque chose de magique. Une conjuration qui affecte des passages entiers, chaque phrase semblant comme prise, pénétrée dans une sorte de cocon doux, empli de mots caressants ou extravagants, d'images clémentes ou infernales, de jugements subtils et d'idées singulières, le tout baignant dans une sorte de confiance heureuse.
Son style, son univers sont absolument personnels, faisant advenir des mythes comme la gémellité, l'androgynie ou la tendresse homosexuelle, voire le jardin japonais, célébrant la vie, la nature, le cosmos et ses saisons, mêlant raison - rationalisme, réalisme - et imagination - utopie, légendes. Il faut lire et relire Michel Tournier.
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