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Critique de HundredDreams


J'aime les romans qui parlent de maisons. J'aime les histoires familiales qu'elles renferment avec leurs secrets, leurs joies et leurs drames, leurs rires et leurs pleurs.

La Maison d'Isadora Aberfletch est au coeur du premier roman de Perrine Tripier. Lieu d'intimité et de refuge, de retrouvailles et de partages, de querelles et de réconciliations, lieu de mémoire et de drames, de solitude et de regrets, elle reflète l'âme de ses occupants.

« Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui brise encore l'oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches, juste une fois, en laissant couler dans sa paume le poli froid de la rampe. »

*
Vous êtes-vous déjà senti attiré par un lieu, au point de ne pouvoir vous en détacher sans être amputé d'une part de vous-même ?
Isadora Aberfletch, la narratrice, a vécu toute sa vie dans cette grande Maison familiale au charme désuet. Elle s'est retranchée corps et âme dans une solitude voulue, vieillissant avec sa Maison, s'y fondant, rejetant comme une amante jalouse ceux qui pourraient également l'aimer et s'y sentir bien.

Mais maintenant âgée et en mauvaise santé, elle doit se faire une raison : c'est un crève-coeur de l'admettre, mais il ne lui est plus possible de vivre seule dans cette maison isolée, humide, pleine de courants d'air et beaucoup trop grande pour elle.
Dans la chambre de la maison de retraite qu'elle occupe désormais, ses pensées continuent à vivre dans cette Maison, au milieu de tous ses souvenirs.

« Quand on ouvre la fenêtre de la chambre pour aérer, pour assainir cet air d'hospice des chambres de vieille, j'écoute le vent sauvage qui vient du fond du monde, et je l'imagine avoir traversé ma forêt, épousé les contours de la Maison, chargé ses bourrasques des odeurs de résine que je connais tant, et mes narines frémissent de délice… »

*
Ses souvenirs sont si vifs que je n'ai eu aucun mal à m'y projeter.
J'ai imaginé cette Maison imposante, toute lasurée de blanc, posée au milieu d'une colline verdoyante parcourue de bois. Un jardin parsemé de fleurs des champs et un verger chargé de fruits gorgés de soleil l'enchâssent avec simplicité. Des rais de lumière s'infiltrent par les fenêtres étroites, traversent les pièces, éclairant les vieux meubles aux couleurs fanées, jetant un regard doux empreint de nostalgie.

Certains pourraient la trouver inquiétante, triste ou malaisante, mais du fond de la mémoire de la vieille femme, cette maison l'a toujours accueillie, rassurée, apaisée, consolée. Elle est un cocon, un refuge, un nid dans lequel elle se love et revit ses rêves d'enfant.

*
L'autrice évoque les épreuves d'une vie à travers la métaphore des saisons. Elles sont le fil conducteur et le fil de souvenirs qui s'enroulent inlassablement autour de la maison d'enfance d'Isadora.
En tournant les pages de chacune d'entre elles, c'est un nouveau tableau qui se dessine avec ses couleurs, ses lumières, ses odeurs et ses bruits familiers.

« Je rouvre l'album, et le premier souffle qui s'en dégage est un soupir du temps, une bouffée d'odeurs ternies qui me replonge chez moi, subrepticement, pendant une fraction de seconde avant qu'elle ne se dissipe. »

Le récit commence par l'été et s'achève au printemps.
Ces jours estivaux gorgés de soleil s'imprègnent de l'insouciance et de l'innocence de l'enfance.
La Maison, ouverte sur l'extérieur et la nature environnante, est le royaume des jeux et des bousculades, des cris et des rires d'enfants. Elle abrite leurs clowneries, leurs rêves, leur envie de liberté, puis plus tard, leurs secrets et leurs désirs naissants.
La Maison se pare de couleurs chaudes accompagnées de senteurs de sève et de fleurs, de draps frais délicatement parfumé à la lavande et séchés par le vent d'été, d'odeurs appétissantes de cuisine familiale et généreuse.

« Les soirs d'été… le murmure des grillons qui s'élève au creux de l'herbe ondoyante… Sentir le vent léger monter des sapins plongés dans l'ombre, avec le ciel qui se teinte peu à peu d'indigo, une seule goutte d'eau et un pinceau imbibé d'outremer pour que le pigment violacé se diffuse en veines liquides sur le papier blanc… »

Chaque saison qui passe apporte ses moments de joie et ses profondes douleurs.
Avec l'automne, ce sont des senteurs humides de sous-bois, le retour du froid et de belles flambées, l'éloignement et la solitude, la douleur de l'absence.
L'hiver a ses moments de bonheur, les batailles de boules de neige, les câlins au coin du feu, les odeurs de chocolat chaud et d'épices, mais aussi les silences tragiques et l'isolement pesant.
Jusqu'à l'apaisement et le réconfort du printemps reléguant les ombres des souvenirs en arrière-plan.

Les enfants grandissent et la Maison se vide, emportant la gaieté et les moments heureux, la chaleur de l'été et le sentiment de sécurité, les jeux dans le grenier et les cabanes au fond des bois.
Seule, Isadora reste, figée dans le passé alors que le temps continue sa route, emmurée dans un présent trop douloureux et un futur dans lequel il est impossible de se projeter. Son équilibre, elle pense l'avoir trouvé dans cette Maison, entourée de ses souvenirs.

« J'avais compris que le passé était la seule chose qui valait la peine que ma vie soit vécue. Moi, la Maison et nos souvenirs, nous ferions de grandes choses. Car les choses familières ne sauraient mourir. »

*
La jeune autrice explore avec profondeur et poésie les pensées de la vieille femme. L'écriture, mélancolique et nostalgique, saisit les variations dans les émotions, découvrant peu à peu les désillusions, les douleurs.

Dans « Les guerres précieuses », il y a cette fidélité à ses origines, cet attachement foncier à cette Maison qui fut le théâtre d'une enfance heureuse, cette Maison que la narratrice a voulu garder envers et contre tout et tous.
Dans « Les guerres précieuses », il y a la fugacité du temps, l'importance de la mémoire et des souvenirs.
Dans « Les guerres précieuses », il y a tous ces moments de partage et de convivialité, toutes ces joies enfantines qui résonnent de cris perçants, de disputes et de rires. Des instants précieux qu'Isadora ne veut pas oublier, afin qu'ils ne meurent pas une seconde fois.

« Pour moi Petite Mère était translucide dans la véranda, elle peignait des toiles invisibles que nous ne savions pas voir. Elle emplissait mes souvenirs avec ses bras aux parfums de fleurs, elle me souriait dans mon sommeil, elle infusait tout. Rester à la Maison, c'était rester auprès d'elle, de la vraie elle, mais ça personne ne le comprit. »

Mais tous ces souvenirs ne sont-ils pas le plus souvent embellis par le passage du temps qui conserve les illusions, l'innocence et l'immaturité de l'enfance ?

*
Pour conclure, ce que j'ai apprécié dans « Les guerres précieuses », c'est la justesse du ton, le rythme lent et introspectif, la profondeur des émotions qui évolue avec le changement de saisons, le charme suranné de cette Maison, ces escapades dans la nature, l'atmosphère sensorielle, intimiste et contemplative.
C'est un petit roman à la fois doux et amer, triste et gai, tendre et âpre, vibrant et troublant.
A découvrir.

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Merci à tous mes ami.es sur Babelio, ils se reconnaîtront, sans qui je n'aurais jamais lu ce beau roman.
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