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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


“Les miracles ne sont pas en contradiction avec les lois de la nature, mais avec ce que nous savons de ces lois."
(Saint Augustin)

"Les dernières déesses", ou comment tuer un bon livre...
Je n'ai pas la moindre idée de ce qui a poussé les éditions Charleston à renoncer à "Les déesses de Žítková " au profit de ce titre douteusement ésotérique, ni pour quelle raison ils ont opté pour cette guillerette couverture pop, qui interpellera tout au plus les abonnées de la "New Witch". Or, ceci n'a rien en commun avec le sombre roman de Kateřina Tučková. J'ai l'impression finale d'une montre Rolex vendue dans un carton de Happy Meal.
Le livre a été accueilli plus que favorablement par les lecteurs, primé plusieurs fois, traduit en vingt langues... pendant un moment on n'entendait parler en République Tchèque que du "phénomène Tučková", ce qui était, paradoxalement, la principale raison pour laquelle j'ai mis autant de temps avant de le lire.
De plus, je n'aimais pas la coiffure de l'autrice. Prenez moi pour une superficielle, si vous voulez, mais j'avais tout bonnement du mal à croire que quelqu'un qui porte une frange coupée de biais soit capable ne serait-ce que d'un minimum de jugement esthétique.
"Les déesses" m'ont néanmoins convaincue que le lien entre l'art d'arranger ses boucles et celui d'écrire n'est pas aussi direct que je le craignais.

Notre Katka nationale est un fin limier qui fouille inlassablement les vieux documents, archives et registres, afin de dépoussiérer les épisodes peu connus de l'histoire tchèque ; peu connus, ou volontairement oubliés. Que ce soit le sort désastreux des couvents catholiques pendant le régime communiste dans "Bílá Voda", les "marches de la mort" et le comportement bestial des Tchèques après la guerre envers leurs voisins allemands dans "L'expulsion de Gerta Schnirch", ou cette histoire de guérisseuses populaires dans un coin paumé des Carpates Blanches à la frontière slovaque.

Moravské Kopanice. Une région sauvage peu touchée par le progrès, où, selon la formule consacrée, "les renards vous souhaitent la bonne nuit", et où on porte encore le costume traditionnel au milieu des années 70. Loin de toute "civilisation". C'est peut-être pour cela que certaines femmes ont pu y préserver et perpétuer des pratiques magiques et les savoirs ancestraux. Elle se les transmettaient d'une génération à l'autre, des siècles durant. On les appelait les "déesses" car elle savaient "déesser" : demander de l'aide à Dieu, et l'assister à leur façon dans son intervention. Elles représentaient souvent le dernier espoir, et leur réputation dépassait de loin les frontières de la région. On disait d'elles qu'elles voient l'avenir... mais elles n'ont pas pu sauver le leur.
Après un drame familial, Dora Idesová et son frère sont recueillis par leur tante Surmena. Mais la cartésienne Dora ne veut pas passer sa vie à cultiver le "don" et à lire dans la cire fondue ; elle consacre aux "déesses" sa thèse universitaire - sous forme d'une "étude folklorique", car le "déessage" n'était pas vraiment un sujet idéal à l'époque des grands idéaux du marxisme-léninisme. Tout changera quand elle finit par comprendre que tout ce qu'elle prenait dans sa vie pour un malheureux concours de circonstances était en réalité un plan soigneusement préparé : son placement à l'internat, l'enfermement de sa tante dans un hôpital psychiatrique, le destin de sa mère...
A la fin des années 90, elle peut enfin accéder aux archives de la police secrète, et ouvrir le dossier consacré à l'ennemi interne de l'état - sa tante Surmena. Incrédule, Dora démêle lentement l'incroyable destin de sa famille et des autres guérisseuses. Etaient-elles vraiment dangereuses pour les patients ? Ou est-ce que c'étaient tout simplement la jalousie et l'hostilité humaines qui ont fait disparaître ces derniers vestiges du savoir païen ?

Le roman balance très adroitement entre fiction et document (extraits des rapports de la Stb, correspondances concernant le Hexen-sonderkommando d'Himmler, dirigé par Rudolf Levin, archives sur les procès de sorcellerie au 17ème siècle...), entre la réalité crue et quelque chose de plus mystérieux, avec un soupçon de magie noire - exactement ce qu'il faut pour garder l'intérêt du lecteur, qui tapote furieusement sur son clavier afin de vérifier certains noms et faits historiques.
Mais avant tout, c'est très crédible. Avec un pareil sujet cela pourrait sembler étrange, mais c'est le cas : même si j'étais pleinement consciente que l'héroïne était fictive, il est plus que certain qu'une telle personne a non seulement pu exister, mais sous ses diverses formes et déclinaisons elle avait aussi vraiment existé.
Outre la précieuse leçon historique, le récit dissèque parfaitement l'art d'intimidation perverse des régimes totalitaires, nazi ou communiste, non seulement sous la forme d'actes ouvertement violents et brutaux, mais aussi dans la dégradation progressive des vies humaines et de leur dignité... ainsi que la capacité de nombreux amphibiens à naviguer avec succès entre deux eaux, pour leur propre bénéfice.
Donc, si vous ne supportez pas l'injustice, vous feriez mieux de passer votre tour - car la déesse démiurgique Tučková en a plus que généreusement chargé le dos de ses personnages. le peu que j'ai vu de la traduction française confirme le bon travail d'Eurydice Antolin, mais je n'ai pas pu juger comment elle s'en est sortie avec le savoureux dialecte de Kopanice, ce paradis actuel du VTT... et d'autocars en pèlerinage à Žítková, après la sortie du roman.
4/5, à cause de la fin un brin trop romanesque, à mon goût.
P.S. : Je me demande aussi quelle serait la réaction de certains jeunes hommes, s'ils savaient quels ingrédients et matières premières contenait le succulent "pagáčik" offert par leur amoureuse... afin de garder leur amour pour toujours !
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