AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de SBys


Fred Turner est un auteur relativement connu pour ceux qui s'intéressent aux basculements qui s'opèrent dans nos sociétés contemporaines, principalement en ce qui attrait aux transformations liées aux technologies numériques, considérées dans leurs larges acceptations. L'usage de l'art se place donc dans ce sillon creusé depuis plusieurs années par son auteur, en se concentrant sur un aspect spécifique: le recours à l'art chez Facebook et Google. L'idée centrale peut être résumée à l'étonnement de l'auteur par rapport au décalage qui s'est institué entre l'usage de l'art que faisait les grands industriels du milieu du 20e siècle, qui acquéraient une quantité considérable d'oeuvres d'art, pour asseoir en quelque sorte leur notoriété, et le désintérêt complet des «millionnaires» d'aujourd'hui, principalement chez les 2 géants de l'informatique, pour l'art que l'on pourrait qualifié de traditionnel : un tableau, une statue. En fait, comme le montre Turner, l'un et l'autre de ces monstres ne sont pas complètement insensibles à l'art, mais le sont à un type d'art très particulier d'art, que plusieurs ne considèrent d'ailleurs pas comme tel, par exemple, les « performances » accomplies pendant le festival Burning man (pour les ingénieurs de chez Google) ou encore les posters de figures politiques, progressistes ou les slogans du même ordre, dans une typographie écarlate, qui remplissent les murs de Facebook.
Il faut dire qu'il s'agit de deux articles, écris à 10 ans d'intervalle, le premier écrit en 2009 et le 2e en 2018. À cela, s'ajoute une courte introduction (moins de 20 pages) écrite pour la sortie du livre en français. Si, aux premiers abords, le lecteur peut se sentir quelque peu floué par cette récupération, sous le couvert de la traduction, il y a tout de même un intérêt à (re)sortir ces deux textes ensemble. D'abord, la question centrale, énoncée ci-dessus, reste sensiblement la même, c'est elle qui constitue le fil conducteur des deux articles. D'autre part, l'intérêt se trouve à deux moments clés de ce mouvement éphémère, comme préciser dans la postface (5 pages). Au début de la vague, lorsque le « management » libre de Google, avec ses ingénieurs payés à faire ce qu'ils veulent (25% du temps), offre un modèle hors pair pour tirer le maximum de ses employer, comme dans le Burning man, où ces mêmes ingénieurs déboursent près de 20k, de leur poche, pour le plaisir de créer un objet-art qui brûlera à la toute fin. Et le 2e article, à la fin de la vague, si on peut dire, où cette entreprise connait quelques déboires et où, l'on s'aperçoit que leurs méthodes qui paraissaient libres aux premiers abords, progressistes révèlent en fait d'un système hautement étudié pour parvenir à obtenir encore plus de ces employés, dans un but, évidemment, lucratif.
L'idée des deux textes est de dire que l'intérêt de ces entreprises pour ce genre de « performance » artistiques, bohèmes, provenant de la contre-culture, est affiché afin de renforcer l'idée que la sphère de l'art et celle des technologies n'en font qu'une et, par conséquent, la frontière entre travail et vie privée devient floue, cherchant ainsi à créer chez ses employés un investissement personnel et permanent. Turner affirme que le recours à l'art pour ces entreprises, est de chercher, par mimétisme, à ce que leurs employés se considèrent eux mêmes artistes de la toile, comme les gens pour lesquels ils conçoivent ces plateformes technologiques : des lieux virtuels pour que l'individualité créatrice se libère et se diffuse, selon la réputation, comme dans le désert de Burning man, comme les artistes qui installent des posters sans autorisations, comme les utilisateurs de ces deux applications en ligne. Ce n'est pas toujours aussi clairement souligné dans les textes, mais Turner laisse aux lecteurs le soin de lire entre les lignes. Il insiste sur le fait que ce n'est pas parce qu'il y a le portrait d'une militante pakistanaise (sans explication ni légende) sur les murs, qu'il est envisageable pour les employés de FB de penser à se syndiquer... pourquoi se syndiquer alors que, de toute façon, ces employés ne travaillent pas, ils créent ! Ou encore, lorsque Turner fait le rapprochement entre Zuckerberg et les gourous charismatiques des hippies des années 70.
Même si le premier article de 2009 est moins corrosif, il avait le mérite de pointer, très tôt, la mise en place d'un système managérial hautement efficace, car presque invisible, surtout à l'époque. le Covid a d'ailleurs montrer le côté asphyxiant de ne plus séparer nettement sphères professionnel, publique et privée. Sous la bannière du toujours plus créatif, l'entreprise est parvenue à inculquer un dévouement quasi inespéré.L'article de 2018, quant à lui, me semble enfoncer des portes ouvertes, ou du moins n'a pas la subtilité du premier. Son argumentaire est construite de manière à montrer la spécificité du géant bleu dans l'usage de l'art, mais plusieurs de ses exemples nous font douter. Non pas douter que ça ne se passe pas comme ça chez FB, mais qu'une étude élargie nous aurait montré que tout une partie du monde de l'art subit ces transformations, et que ce n'est pas une particularité à cette entreprise. Il suffit d'aller dans un musée pour voir des objets-art semblables. S'il est vrai que ces deux géants des GAFA ont leur rôle à jouer dans les transformations des moeurs et des sociétés contemporaines, il n'est pas si évident qu'ils en soient les seuls initiateurs. On suit Turner lorsque, en 2009, il nous dit que ces entreprises ont participé à la transformation des modes managériaux, et pas pour le mieux, mais lorsque en 2018, il nous dit que l'art a muté (pas pour le mieux non plus) sur les murs de ces entreprises, on est en droit de se dire qu'il rétrécie un peu trop la focal d'analyse.
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}