J'avais, comme je vous l'ai dit, beaucoup de portraits à faire, et déjà ma jeune réputation m'attirait la visite d'un grand nombre d'étrangers. Plusieurs grands personnages russes vinrent me voir, entre autres le fameux comte Orloff, l'un des assassins de Pierre III. C'était un homme colossal, et je me rappelle qu'il portait au doigt un diamant remarquable par son énorme grosseur.
Dès que j'entrais dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement me comparer à l'abeille, tant j'y récoltais de connaissances et de souvenirs utiles à mon art, tout en m'enivrant de jouissances dans la contemplation des grands maîtres.
J'avais au couvent une santé très-faible, en sorte que mon père et ma mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux, ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Louis Vigée, peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à l'huile, dans le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons.