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Critique de Creisifiction


Vrai phénomène éditorial en Espagne, en France prix Femina du meilleur roman étranger en 2019, ORDESA est un récit autobiographique dont la simplicité et la portée poétique sont de mon point de vue tout à fait exceptionnelles et m'ont tout particulièrement touché.
Dans un genre littéraire qu'on a pris l'habitude depuis quelques décennies déjà de qualifier d' «autofiction», toujours très à la mode de nos jours, mais que d'habitude je n'apprécie pas spécialement, j'ai pourtant éprouvé en lisant ORDESA un sentiment rare que peu de lectures ont le pouvoir de susciter. Amis lecteurs, je ne parle pas tout à fait de ce sentiment très agréable d'être tombé sur un livre dont on dit qu'il est ou sera «inoubliable», même si on sait qu'en fin de compte tout s'oublie avec le temps, n'est-ce pas, les histoires, les intrigues elles-mêmes s'effacent peu à peu de notre mémoire encombrée, ce qui reste pour nous en vérité, c'est la trace, le souvenir du plaisir particulier qu'on avait éprouvé pendant cette lecture qui nous avait transportés, émus, ouverts à des zones nouvelles de pensée et de sensation, inouïes et surprenantes, non, je parle ici plutôt d'un sentiment d'avoir littéralement «incorporé» un livre, j'évoque ici ce pouvoir exceptionnel d'une lecture plutôt de nature -excusez-moi l'expression barbare- anthropobibliophagique, sorte de cannibalisme littéraire qui vous fait métaboliser un récit à un niveau concret, intime, quasi organique. On ne peut donc plus juste le qualifier d'«inoubliable»; on ne dirait pas par rapport à un mécanisme interne qu'il s'oublie ou pas : une fois mis au point, ce dernier se déclenche automatiquement à l'occasion et au besoin!
En lisant ORDESA, je me suis mis moi-même, spontanément, à «ordeser». (Aïe! Je suis conscient du fait que là vous risquez de ne plus me suivre tout à fait..!). Au-delà des impressions qu'une lecture peut susciter habituellement, au-delà des remarques qu'on se fait tous silencieusement en lisant, qui nous conduisent à apprécier ou pas le livre qu'on est de train de lire, de nous dire au bout d'un moment « j'adore », ou bien « je n'aime pas », ou encore «j'aime ceci, mais pas cela» (...), comment en l'occurrence, décrire exactement le fait qu'une lecture vous imprime une sorte de reflexe nouveau, une manière inédite d'approcher votre propre histoire : en lisant, en quelque sorte on se mettrait à "se relire" soi-même.
Peut-être vous dites-vous à ce stade : «OK, ce Creisifiction doit être en pleine «crazyfication», il n'a rien compris, le pauvre, il vient de lire une autofiction doublée d'un ouvrage de développement personnel, et il s'imagine être tombé sur «la révélation», «the Book»! ». Non ! Faites-moi confiance, s'il vous plaît, ce n'est pas ça : je n'aime pas beaucoup les autofictions, je ne supporte pas les ouvrages dits de développement personnel, le « feel-good » me fait en général l'effet inverse escompté...
Non, ORDESA est loin d'être tout rose et gentillet. ORDESA est à vrai dire jaune : «amarillo», ce joli mot espagnol pour une couleur à la fois amère («amaro») et solaire : couleur faite d'amertume et de lumière. Quand il est éclatant, le jaune c'est la couleur des dieux. Quand il est mat, c'est l'enfer, la perfidie. Rire jaune, étoile jaune. «Le jaune est la couleur qui parle du passé, de la désagrégation des familles, de la pénurie». ORDESA est ainsi dosé à la fois de chagrin et de désolation, d'espoir et de poésie, le tout conjugué en nuances de jaune. «Un endroit très montagneux appelé Ordesa, un souvenir jaune, la couleur jaune envahissait le nom d'Ordesa, et derrière Ordesa se dessinait la silhouette de mon père au cours d'un été, en 1969. Un état mental qui est un lieu : Ordesa. Et aussi une couleur : le jaune».
Issu d'une famille de «classe moyenne-basse» espagnole qu'on pourrait aisément identifier, selon les mots de l'auteur lui-même, comme étant « dysfonctionnelle», Manuel Vilas égrène dans ORDESA les souvenirs de ses parents morts et de son enfance à Barbastro, petite ville de l'Aragon, alors qu'il vient lui-même de divorcer et qu'il livre seul un douloureux combat contre la dépression et l'alcoolisme.
Par l'évocation de souvenirs en apparence tout à fait banals, souvent reliés au quotidien et d'une simplicité à toute épreuve, tant sur le fond que sur la forme, Manuel Vilas se sert de toute sa palette de jaunes au fil de petits chapitres empreints d'une poésie et d'un lyrisme d'autant plus percutants qu'ils s'appuient justement sur ce qu'il y a de plus ordinaire et universel, nous renvoyant en même temps directement à notre propre famille et à notre enfance.
Face au déroulement de l'existence humaine, vouée par principe au même néant d'où elle provient et vers lequel elle s'achemine, s'en affranchissant grâce à un langage purement intuitif et poétique, libre du carcan où nous risquons sans cesse de nous enserrer avec nos manques, nos blessures, nos récriminations, dépassant les limitations, qu'elles soient temporelles, entre passé, présent et avenir, ou bien existentielles, entre vivants et morts, Manuel Vilas nous invite nous aussi à «ordeser», c'est-à-dire à adopter un point de vue extrapolé et océanique de notre existence que seules l'imagination associée à la mémoire, l'intuition et la poésie peuvent nous révéler dans sa dimension d'épopée unique et singulière. Toute vie, même la plus ordinaire, nous glisse furtivement l'auteur, «réclame un destin légendaire».
Quand Manuel Vilas évoque par exemple le fait que sa mère ne cultivait absolument aucune forme de mémoire, qu'elle oubliait rapidement les morts, ne prenait jamais de photos de ses proches, jetait tout ce qui n'était pas utile (y compris ses livres à lui, puisque comme elle lui expliquait «il les avait déjà lus »), il conclut : «Ma mère n'a été que nature, si bien qu'elle n'avait pas de mémoire, elle vivait uniquement dans le présent, comme la nature (...) Ma mère était le présent. La force de ses instincts la conduit vers ma présence. Sa présence au travers de la mienne se change en présence dans mes fils présents, et en cela elle prévient de sa présence les fils de mes fils quand ceux-ci s'installeront dans le présent».
A voir les choses de la sorte, il y a sans doute une forme de «mystique», qui n'est absolument pas de nature religieuse, mais ancrée dans un sentiment vivant de gratitude et d'amour inconditionnel. Ceci pourra sans doute, je peux tout à fait le concevoir, déplaire à certains lecteurs. Moi, j'avoue, j'en ai été, à ma grande surprise, complètement subjugué.
En exergue d'ORDESA, Manuel Vilas cite ces vers merveilleux de Violeta Parra :
« Merci à la vie, qui m'a tellement donné
Elle m'a donné le rire, elle m'a donné les pleurs
Ainsi je distingue le bonheur du malheur,
Les deux matériaux qui constituent mon chant,
Et votre chant à vous, qui est le même chant,
Et le chant de nous tous, qui est mon propre chant. »
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