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Critique de Osmanthe


L'ordre du jour est une plongée fascinante dans les années 1930 en Europe, et spécialement une immersion au coeur même des rencontres décisives entre dirigeants de l'époque, à l'approche de la grande déflagration qui emportera tout.

Avec une écriture fine, précise et d'une qualité exceptionnelle, Eric Vuillard nous fait vivre des moments d'anthologie. D'abord la réunion du 20 février 1933 où 24 grands capitaines d'industrie allemands, patrons des Krupp, Opel, Siemens, IG Farben, Telefunken, Bayer, Agfa, BASF, Allianz et j'en passe, vont apporter sans barguigner leur contribution au financement du régime du nouveau chancelier Hitler...Et puis il y a la figure du Chancelier autrichien Schuschnigg, rencontrant Hitler le 12 février 1938 au Berghof, le fameux nid d'aigle du Fuhrer. L'occasion pour l'auteur de nous immerger dans l'atmosphère d'intimidation moite mise en place pour faire plier l'Autriche tout en assurant une communication de sauveur bienveillant à l'attention des diplomaties européennes. Derrière les grands enjeux pour l'avenir de l'Europe et du monde se dévoilent aussi des personnages, souvent médiocres, falots, calculateurs pour leur petite personne, qui pourraient laisser un instant penser qu'ils vont oser dire non, se rebeller, et puis non...les petites lâchetés, les politesses petites bourgeoises et les compromissions prennent le dessus. D'ailleurs, Schuschnigg est-il une victime complètement innocente ? L'auteur nous rappelle que sa politique à la tête de l'Autriche est bien dans la continuité très autoritaire de celle du chancelier Dolfuss, assassiné en 1934 par des sympathisants nazis autrichiens. Alors il finira par plier devant la pression hitlérienne pour installer le nazi Seyss-Inquart à la tête du pays, histoire de faciliter l'Anschluss. Nous croisons également le francophile et amateur de tennis Ribbentrop, rusé aussi, qui le temps d'un dîner londonien mystifie ce brave et si intègre Chamberlain, lui-même qui se retrouvera avec Daladier quelques mois plus tard à Munich, roulé par Hitler dans ce fameux fiasco...Ce même Chamberlain qui dit-on, louerait un appartement en ville à Ribbentrop...Car finalement, tout ce petit monde politico-diplomatique se connaît bien, parfois s'entend pour traiter des affaires privées. Les gentils ont leurs petits secrets plus ou moins avouables, qui sortiront après la guerre...Quant aux nazis qui croient mener le jeu à la fin des années 30, imaginent-ils qu'ils seront contraints d'entendre lire leurs propres paroles de ce temps-là par les juges de Nuremberg ? C'est un peu l'arroseur arrosé...le système Goebbels et sa communication propagandiste si fournie qu'elle sera exploitée à fond par les libérateurs pour les placer devant les évidences et leur cynisme sans limite. Avec en prime, cette pépite : l'annexion de l'Autriche et l'entrée dans Vienne prit du retard, en raison d'une panne de carburant qui immobilisa lamentablement les blindés allemands en chemin...

Voici un récit captivant, court et dense, qui nous consterne souvent avec l'auteur, et met en lumière les travers, les faiblesses des hommes de ce temps, un manque d'esprit de responsabilité, une cupidité aussi des élites et des entrepreneurs...car les affaires continuent, et grassement, pour alimenter le régime nazi et se fournir sans vergogne en main d'oeuvre à bas coûts, directement dans les camps de concentration. Eric Vuillard nous immerge dans ces rencontres au sommet, tout en s'élevant pour commenter ces scènes et les pensées et stratégies de ces personnalités, avec un ton teinté d'humour caustique, réaliste et fataliste sur la nature humaine. Par un jeu de flash-back entre ces années 30 et l'après-guerre, immédiat avec le procès de Nuremberg, ou un peu plus lointain pour nous rappeler toutes les reconversions très réussies en Europe et en Amérique de certains collaborateurs économiques, il suscite en nous l'interrogation sur la bien grande tolérance qui a longtemps permis à plus d'un acteur impliqué de ce temps de s'en sortir très avantageusement...sans oublier les anonymes, notamment ces jeunes femmes viennoises qui accueillirent avec la fièvre de midinettes l'arrivée triomphale des soldats allemands dans la ville : quels souvenirs et jugements avaient-elles en tête une fois devenues grands-mères, mangeant leur yaourt en maison de retraite ?

Un regard à la fois ironique, amusé, mais aussi sans illusion sur la nature des hommes. Avec lucidité, Vuillard, selon l'idée d'un éternel retour, s'inquiète de manière à peine voilée sur les risques de nouvelles barbaries pour l'avenir.

Un récit magistral et savoureux qui a dû demander un formidable travail de recherches documentaires à l'auteur. Excellent !
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