Il était une fois six soeurs au prénom de fleur qui vivaient dans une maison gâteau de mariage, avant de n'être plus que Cinq, puis quatre, puis trois… comme dans tout conte de fées, le coup du sort n'est jamais bien loin, ici sous la forme d'une étrange malédiction : chaque soeur qui se mariera, en mourra dès le lendemain. Cette triste prédiction, lancée non pas par une sorcière, mais par Belinda, la mère des soeurs Chapel, que tout le monde croie complètement folle, se vérifiera dès le mariage d'Aster, l'aînée, puis avec celui de Rosalind, neuf mois plus tard.
Avant cette double tragédie, la vie n'était déjà pas simple dans le gâteau de mariage, comme les soeurs Chapel surnomment leur maison, une bâtisse victorienne à pignons et encorbellements alambiqués. Leur mère, qui subit sa vie maritale et maternelle, tout en restant traumatisée par la mort de sa propre mère alors qu'elle était bébé, vit comme une recluse fantômatique ; leur père, qui dirige une entreprise d'armes à feu, ne s'occupe pas plus de ses filles, qui vivent ainsi complètement repliées et livrées à elles-mêmes. Comment alors continuer à vivre, quand le seul espoir de sortir de cette ambiance délétère et de connaître l'amour, c'est-à-dire le mariage (nous sommes dans les années 50), vous est refusé ?
Vaste question dont la réponse sera donnée par Iris, la seule survivante de cette histoire (je ne divulgue rien, on l'apprendra assez rapidement), dont le salut tiendra à un changement d'identité, pour mieux mettre son passé à distance et réaliser ses rêves.
Dès que les premières critiques de ce roman sont sorties sur Babelio, j'ai su que ce roman était fait pour moi ; et mes attentes n'ont pas été déçues parce que j'ai adoré ce roman !
Pourtant, c'est un roman assez lourd, dont la tristesse et la douleur évidentes, omniprésentes, sont renforcées par l'ambiance gothique régnant dans le gâteau de mariage. Certains critiques ont fait un lien avec les soeurs Lisbon de « Virgin Suicides », ce qui n'est pas faux, tant la mélancolie latente de ce groupe de soeurs dont l'horizon est rétréci est identique, de même que les questions liées au passage à l'âge adulte, à la découverte de ses désirs et à un féminisme, ici assez ardent.
En effet, le rôle que les hommes peuvent jouer dans la malédiction des Chapel est assez clair, celui que le mariage et la maternité ont sur les femmes aussi, rétrécissant toute ambition, tout rêve, toute liberté, comme l'autrice ne cessera de le marteler tout au long de son texte. La seule solution ? La fuite, l'affranchissement du carcan patriarcal dans lequel les femmes s'enferment d'elles-mêmes, voire même la prise de distance avec l'hétérosexualité.
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Les voleurs d'innocence » est ainsi un magnifique roman sur un apprentissage de la liberté, qui ne pourra se faire qu'à un prix très élevé. Sa mélancolie et sa douleur latentes, qui infusent des parfums délétères, rendent la lecture parfois irrespirable mais également assez envoûtante. Il m'a été impossible de me détacher du destin impossible de ces soeurs dont la pulsion de vie se fait au détriment de la logique et de la raison, comme des papillons de nuit attirés par la lumière qui les brûlera pourtant. Il en résulte un roman vénéneux, sombre, à la beauté hors norme, au plaisir de lecture rare.