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Critique de berni_29


« le Cercueil de Job était accroché de travers à la queue du Dauphin comme un cerf-volant détaché traînant sa ficelle derrière lui.
Et toutes les étoiles brillaient délicatement au-dessus de l'autre bout du monde. »
J'ai toujours été fasciné par la poésie qu'inspirent les constellations et cette magnifique citation en début du livre ne déroge pas à la règle.
Le Cercueil de Job est le troisième roman de Lance Weller, auteur que je découvre ici par ce texte fabuleux, d'une écriture à la beauté somptueuse et tragique.
Nous sommes entre 1862 et 1864, dans l'État du Tennessee, déchiré en pleine guerre de Sécession...
Nous découvrons les destins croisés de trois personnages qui ne sont pas prêts de me quitter.
Il y a tout d'abord cette jeune esclave en fuite, Bell Hood, qui espère rejoindre le Nord en cherchant à s'orienter grâce aux étoiles. Son père lui avait appris à lire son chemin ainsi. le Cercueil de Job est une constellation qu'elle suit ainsi chaque nuit et qui la guide dans son chemin périlleux.
Bell Hood a seize ans, son visage a été marqué comme une bête au fer rouge sur chacune de ses joues, deux marques en forme d'hameçon et lorsqu'elle sourit, - mais pourquoi voudrait-elle sourire dans ce monde en proie à l'horreur ? on aperçoit un trou en forme d'étoile qui a été percé dans une de ses dents, pour que son propriétaire la reconnaisse au cas où un jour l'envie lui viendrait de fuir, l'envie de fuir comme aujourd'hui. Elle n'a plus rien à perdre... À seize ans, ses yeux ont déjà vu tant d'horreurs, sauf dans le sillon des constellations que son père dessinait avec son doigt tendu vers le ciel...
Elle rencontre dans sa traque January June, ancien esclave affranchi, plus âgé qu'elle, mais dans ce monde en tumulte, il n'est pas certain que tout le monde accorde le même crédit à ce mot d'affranchi. Fuir vers le Nord, c'est fuir pieds nus à travers les ronces et les rivières, c'est fuir les chasseurs d'esclaves bien pire que les propriétaires de plantations de coton, c'est fuir leurs chiens qui ne lâchent rien, c'est croiser des cavaleries en déroute...
Dans cet itinéraire façonné de destins croisés, il y a aussi le chemin de Jeremiah Hoke, ancien soldat confédéré mutilé aux mains, ayant déserté l'armée après le massacre de la bataille de Shiloh, qui entame alors un parcours d'errance qui ressemble davantage à une tentative de rédemption qu'à une fuite de la guerre et de l'armée...
Bell Hood et Jeremiah Hoke sont liés par un drame originel commun qui les a marqué à jamais durant leur jeunesse...
Tandis que des constellations d'étoiles leur montrent le chemin du Nord, les deux jeunes fugitifs, Bell et January, piétinent des terres lacérées de feu et de sang, côtoient l'enfer, des paysages dévastés par des brasiers, des clairières empestées de charniers, croisent des cavaleries décimées, celles qui se sont battues pour l'abolition de l'esclavage et celles qui se sont battues contre ces mêmes droits.
L'absurdité d'une guerre civile, - comme toutes les guerres d'ailleurs, se mesure-t-elle à ces scènes d'une horreur sans nom, avec les plaies béantes des corps encore tièdes, humains et animaux mélangés, l'horreur et la putréfaction à ciel ouvert, la guerre qui coupe un cheval en deux comme elle coupe une nation en deux, jette des bras, des mains dans un paysage de toute beauté où l'on se demande ce qui pourra repousser ici après cela ?
L'absurdité d'une guerre civile, c'est cette genèse de l'Amérique d'aujourd'hui sans doute posée dans ce texte, et son impossible réconciliation, des plaies toujours à vif longtemps après...
Les scènes de guerre sont au plus près des chairs mutilées, on peut encore entendre les râles des quelques survivants, ce sont des peintures tragiques et grandioses digne d'un tableau de Jérôme Bosch, ce sont des peintures qui bougent, qui crient, qui hurlent, qui agonisent, qui ne veulent pas qu'on oublie... Jamais...
Pourtant, les pages de ce roman baroque sont traversées d'une lumière saisissante. Elle transperce les coeurs et les corps des personnages, dessinent leurs paysages intérieurs, esquissent des gestes de bonté qu'on croyait impossibles, des rêves d'espoir qu'on croyait inutiles... Nous illumine...
Ce livre m'a asséné un coup au ventre. Il est rare de ressentir un tel flot d'émotions, cela ne m'était pas arrivé depuis longtemps.
Le souffle épique de ce texte y est sans doute pour beaucoup.
J'y ai vu aussi le tableau d'une Amérique en effroi, ce fameux rêve américain construit sur la violence, sur la ségrégation, c'est un portrait sans concession, qui n'est pas sans nous rappeler une certaine Amérique d'aujourd'hui...
Et puis il y a ce personnage attachant de Bell Hood, qui sent, ressent les choses, la vie plus que tout, avec des gestes toujours épris de bonté, malgré les blessures, la traque des loups et des hyènes, malgré la mort et l'impossible liberté... Où puise-t-elle sa force après cela ? Et puis il y a ce personnage secondaire, totalement atypique d'Henry Liddell, daguerréotypiste itinérant de son état, encore un qui cherche à capter la lumière si belle, si éphémère dans le tumulte du temps et du monde.
Le Cercueil de Job est une fresque lyrique au ton crépusculaire. Crépusculaire, comme l'Amérique le sera à jamais.
Dans le cadre de la dernière opération Masse Critique, je remercie Babelio et les éditions Gallmeister de m'avoir offert l'occasion de découvrir ce roman magnifique et cet auteur qui compte désormais pour moi.
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