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Critique de HordeDuContrevent


« Une abeille entra et bourdonna autour du bol bleu-dragon, rempli de roses d'un jaune de souffre qui était posé devant lui. Il se sentit parfaitement heureux ».

Percevez-vous le calme et la volupté de ces vers ? Heureuse, moi aussi je le suis assurément après avoir lu ce livre. Mais comment rendre compte d'un récit magnifique dont les relectures futures mettront sans aucun doute en valeur d'autres perceptions ? Sens multiples et sens nouveaux en éclosion incessante, propre à tout grand livre. Tout ce que je pourrais écrire n'arrivera pas à rendre compte de la force de cette oeuvre, tous mes mots seront vains et fades pour exprimer le génie de ce chef d'oeuvre, alors me contenterai-je de faire le portrait en aplats grossiers du Portrait, pâle esquisse brossée à gros traits reflétant un vague dessin se voulant figuratif de l'émotion ressentie. Écrire sur un livre superbement écrit n'est pas lui rendre justice. Comme tout ce qu'on adore, sans doute, vaudrait-il mieux se taire pour ne pas le rendre vulgaire, banal, commun ?

« Peut-être ne doit-on pas exprimer son adoration par des mots ».

Le portrait de Dorian Gray est tout d'abord poésie. L'écriture ciselée d'Oscar Wilde a l'élégance raffinée des milieux aisés, la délicatesse des matériaux et des tissus nobles utilisés, touchés, caressés cohabitant avec une nature savamment domptée, l'air de rien, jardin à l'anglaise dont on perçoit les jeux d'ombre et de lumière, dont on devine les senteurs florales mêlées de parfum vert, odeurs végétales entremêlées à celle plus neutre du linge propre, ou encore celle plus amère du thé noir à la bergamote, dans lequel on entend les froissements des feuilles au vent, la vie secrète des insectes, par les fenêtres entrouvertes, aux rideaux faseyant. Un entrelacement sensuel et sensoriel de la nature et des objets précieux, quintessence d'un style qui a le don de rendre heureux, tout simplement. Béatitude dandy. Un nectar divin que cette écriture.

« Dans de grands vases bleus de Chine, des tulipes panachées étaient rangées sur le manteau de la cheminée. La vive lumière abricot d'un jour d'été londonien entrait à flots à travers les petits losanges de plombs des fenêtres ».


Le portrait de Dorian Gray est réflexion passionnante sur la peinture, la littérature, et même la musique. Statut du peintre et de son modèle, sens du tableau en ce qu'il révèle ou au contraire cache son auteur, puissance des mots, pouvoir de la musique qui fait naitre un nouveau chaos en nous, c'est une lecture qui nourrit et qui ouvre tout un ensemble de perspectives. Oscar Wilde a l'intelligence de développer ces réflexions, puissantes et denses, comme des moments de respiration au milieu du livre avant que le coeur de l'intrigue ne prenne en otage son lecteur, puis avant le dénouement final, pour lui proposer une pause. Capter l'attention de son lecteur, suspendre le temps, mieux le capturer pour le métamorphoser lui-même, Oscar Wilde maîtrise la temporalité du récit et sait allier narration haletante et digressions lentes érudites et passionnantes.

« Tout portrait peint compréhensivement est un portrait de l'artiste, non du modèle. le modèle est purement l'accident, l'occasion. Ce n'est pas lui qui est révélé par le peintre ; c'est plutôt le peintre qui, sur la toile colorée, se révèle lui-même ».


Le portrait de Dorian Gray est en son coeur en effet histoire fantastique. Oscar Wilde, avec cette façon classique et raffinée, toute anglaise, ourlée d'une pointe de dandysme, dont nous venons de souligner la sensibilité et l'élégance, nous propose une histoire complètement folle, une véritable histoire fantastique qui tient le lecteur en haleine. Il est temps de parler de ce fameux Dorian Gray. La critique savoureuse de @Nastasia-B met en valeur le choix de ce prénom et de ce nom…d'or et de gris nous explique-t-elle avec brio (et là je résume bien entendu sa démonstration, je vous invite à aller lire sa critique qui met également en valeur le contexte dans lequel a émergé le livre), mais oui, que c'est bien vu ! Un personnage d'une beauté renversante, comme doré par la jeunesse, mais dans lequel le gris et ses différentes teintes vont venir s'insinuer.

Le jeune homme aux traits angéliques, aux lèvres écarlates finement dessinées, aux clairs yeux bleus, à la chevelure aux boucles dorées, semble tiraillé entre deux hommes qui veulent tous deux se l'accaparer, hypnotisés par cette beauté : une sorte d'ange gardien, le peintre Basil, homme bon qui ne veut que du bien à Dorian et qui voit en lui la Beauté suprême, le modèle ultime ; et un petit démon, comme assis sur l'épaule de Dorian, Lord Henry, cynique, misogyne, hédoniste, tentation du mal incarnée qui veut faire de Dorian son objet sur lequel exercer son emprise.
Dorian est davantage attiré par Lord Henry et va devenir son disciple fidèle. Commence alors pour Dorian une véritable descente aux enfers dans laquelle il va devenir peu à peu un modèle de corruption et de vice dépassant même son maitre, spectateur de sa propre vie pour échapper aux souffrances terrestres, avec indifférence et dédain. Malgré les conseils de Basil et ses moments douloureux de lucidité, rien ne l'arrête.
Cette descente aux enfers a commencé lorsque Basil a réalisé un superbe portrait du jeune homme, sans doute sa peinture la plus aboutie, son chef d'oeuvre ultime. le portrait est troublant de justesse, Basil a vraiment réussi à capter l'essence de la jeunesse, que le jeune homme, perturbé et terrifié à l'idée de la perdre peu à peu, cette jeunesse qui est tout, selon les dires de Lord Henry, exprime alors à haute voix, le souhait de rester comme ce portrait à jamais, de ne jamais vieillir, et que ce soit son portrait, cette image de lui, qui changent avec les assauts du temps et de la vie. Ne jamais vieillir au prix de livrer son âme. Qu'il en soit ainsi, le portrait va peu à peu changer, « symbole visible de la dégradation qu'amenait le péché », « le plus magique des miroirs » pour le jeune homme beau et jeune à jamais…C'est une histoire narcissique fascinante !


Le portrait de Dorian Gray, vous l'aurez compris, est avant tout philosophie. Au travers cette métamorphose d'un être simple, naturel, tendre, le moins souillé qui soit, en jeune homme sans coeur et sans pitié, de multiples questions sont soulevées par Oscar Wilde. Sommes-nous le résultat de nos rencontres, le fruit de nos influences, sans aucun libre-arbitre ? Qu'est-ce que la fascination, à quoi nous réduit-elle, quelle influence a-t-elle sur l'objet de notre fascination ? Comment survivre à la métamorphose qui s'opère sans relâche en nous ? La déchéance physique peut-elle être contrecarrée par les nourritures spirituelles et de celles de l'esprit ? La laideur est-elle seulement le fruit de la vieillesse ? N'est-elle pas surtout et avant tout le reflet de nos vices et d'une âme impure ? Une vie éternellement jeune serait-elle une vie acceptable ?
Un questionnement sur la déchéance humaine, tiraillée entre ascétisme qui amène la mort des sens et dérèglement vulgaire qui les émousse, questionnement posé à l'aune d'une nature enchanteresse immuable décrite dans une poésie renversante, antagonisme qui renforce le désarroi dans laquelle cette décrépitude inéluctable nous plonge.


Roman sur les désillusions, ce livre soulève dans un format assez court, dans un style étonnant mâtiné de fantastique, et au moyen d'une écriture incroyablement ciselée et poétique, de riches interrogations universelles. Que ce soit Oscar Wilde, dandy et chef de file de l'esthétisme, proclamant la modernité absolue de la Beauté, qui remet sa propre conception de cette vie en question, est d'autant plus troublant et émouvant.

« Un livre est bien écrit ou mal écrit, un point c'est tout. » écrit Oscar Wilde dans sa préface. Ce livre, indéniablement, est superbement écrit. Un point c'est tout.

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